Honneur et ambition, la devise de la famille Siankov. L'aîné de mes frères avait déjà quatorze ans à ma naissance, et semblait bien parti pour reprendre l'empire économique pour lequel le paternel avait tout plaqué en Russie. 'Faut avouer qu'il n'y avait pas grand chose à plaquer en Russie, à part peut-être l'amour familial. Bref, mon père avait saisi la première occasion pour rejoindre le pays le plus capitaliste qui soit : les États-Unis d'Amérique. Petit résumé familial rapide : mes parents se sont mariés, ont eu leur premier enfant un an après, puis ont attendu dix ans avant d'avoir Alessander, leur deuxième fils, puis quatre ans plus tard (avec une paire de jumeaux entre deux) est arrivée la première fille de toute la fratrie (moi) : Katerina Elly Siankov, je remercie mes deux grands mères pour m'avoir si gentiment légué leur prénom.
J'étais la petite dernière et la seule fille, notre mère m'a élevée en princesse. Mais à part ça, on a eu une enfance de bourgeois assez tranquille. Notre père était toujours en déplacement et tenait à ce que notre mère nous élève en personne. Cinq enfants, je pense que ce fut trop à assumer pour elle. Elle remplissait son rôle en temps qu'éducatrice, mais le concept d'amour maternel lui échappait fortement, alors on s'aimait entre frères et sœur. Le plus grand était déjà plus ou moins indépendant sur le plan affectif, les jumeaux se serraient les coudes, et Alessander m'avait prise sous l'aile du grand frère protecteur. Notre père ne pouvait pas reprocher à notre mère son manque d'investissement, puisqu'il ne pouvait pas l'observer au quotidien et que nous excellions tous chacun dans notre domaine. Le mien, c'était la danse, mais puisqu'elle avait cinq enfants à élever et qu'il ne voulait pas me voir courir la côte Est sans ma mère si jeune, mon père m'avait interdit les compétitions.
Le côté débrouillard d'Aless lui permettait de trouver mille et unes manières de nous échapper pour nous y rendre tout de même, et ce depuis mes six ans environ. J'aurais pu me passionner pour n'importe quelle activité je pense, puisque le but de ces compétitions était avant tout de partir, de s'échapper de la maison le temps d'une journée. On voulait prouver à notre mère qu'on savait se démerder même sans elle, et qu'on faisait ça bien. C'était dans ce même but de faire mes preuves que j'adorais gagner, aussi pour voir Aless sourire et être fier de moi. Et quand on rentrait, notre plus grande victoire de la journée était de voir la tête de notre mère se décomposer devant notre joie. Savoir qu'elle ne pouvait rien y faire suffisait à notre bonheur puisque notre père, malgré son absence, influençait toujours notre vie de famille.
La vieille ne pouvait pas nous hurler dessus, les enfants sacrés et pourris gâtés que nous étions risquions de tout rapporter à notre père, mais elle ne pouvait pas non plus lui dénoncer nos fugues hebdomadaires. Dans les deux cas, elle échouait à son travail de mère et notre père n'aurait pas toléré ça. On atteignait l'apogée de cette mascarade quand notre père me félicitait. L'ambition, toujours, l'empêchaient de constater qu'Aless et moi n'étions que des sales morveux qui méritaient trois claques.

On s'est un peu éloignés l'un de l'autre pendant le fin de l'adolescence d'Aless, puis il est parti à New York pour commencer des études de médecine à dix-huit ans, alors toute la famille a déménagé dans l'est avec lui, sauf notre père ainsi que notre plus vieux frère qui est resté avec le paternel. Aless a vécu comme il se doit le début de sa vie étudiante, m’entraînant de plus en plus dans ce joyeux bordel de soirées en tous genres, de moins en moins légales avec le temps. Ma première cuite, mon premier joint... il a été mon mentor de connerie en plus d'être mon frère. Parallèlement, on est restés les enfants parfaits aux yeux du paternel.
Il avait vingt-trois ans, moi dix-neuf, quand toute notre vie de débauche s'est effondrée avec Aless. Il est mort d'une overdose et j'ai mis peut-être neuf mois avant de passer l'éponge. A vrai dire, mon père m'a un peu forcé la main (ou aidée, selon le point de vue), en me posant un ultimatum qui m'a paru comme l'occasion d'avancer. Le contrat (dans le sens littéral du terme, on a vraiment un papier signé avec toutes les clauses dessus) est simple : puisqu'il ne m'assumait plus en temps que fille, j'ai dû me marier avec un mec pété de tunes comme nous. Logique du plus mon nom plus mon problème. Monsieur Atkins donc. En fait ce mariage ne me gène pas tant que ça, puisqu'avec mon mari on a établi un accord tacite d'infidélité mutuelle. En même temps il habite à Paris. Du coup je préfère porter l'alliance à la main droite, sauf quand on a besoin de moi en temps que « Madame Atkins ». J'ai aussi dû prendre mon deuxième prénom à la place du premier. Je ne l'ai pas avoué, mais cette condition m'arrange : Katerina appartient au passé.
En échange, j'ai gagné le droit de faire ce que je veux, et non pas uniquement de la finance, des sous, du blé et de l'oseille. J'ai choisi prof de danse et assistante en école primaire puisque c'est ce que j'aime faire. J'ai fait mes études sans faire trop de vagues, et depuis un an et demi que j'ai mes diplômes, j'ai trouvé un juste équilibre entre le travail et la vie personnelle. Enfin... j'arrive à gérer les deux. Depuis la rentrée 2016, je suis installée à Miami, loin de tout ce que j'ai toujours connu.

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