C’était difficile de retourner chez soi après trois ans d’absence, de revoir tous ces meubles, ces bibelots qui avaient marqué votre enfance et qui reposaient toujours au même endroit, comme si rien n’avait changé, comme si des années n’étaient pas passées. Tout était resté à sa place. C’était terrifiant pour elle qui avait tant changé durant ses trois ans d’escapade.

En rentrant dans son ancienne chambre, Mischa avait eu l’impression que le temps s’était figé dans cette maison. Elle s’était assise sur son lit, regardant tout autour d’elle, comme pour redécouvrir ce qui autrefois faisait partie de son quotidien. Son vieil ordinateur, sa première caméra qu’elle avait gardée précieusement, toutes ces figurines trônant sur les étagères, encadrées par d’innombrables livres et DVD. La belle époque, celle où elle passait des journées et aussi souvent des nuits, plantées devant son écran ou sa petite télévision. L’époque où rien d’autre n’importait que son petit univers. Une période révolue à présent. Ces parents avaient fini par lui poser un ultimatum, soit elle se lançait dans la vie active, soit tout ça disparaitrait. N’ayant pas le moindre sou de côté, elle avait dû leur céder.

Ces parents n’étaient pas riches. Ils avaient juste de quoi vivre convenablement. Mais ils devaient toujours faire attention, surtout avec trois enfants. Son grand frère, Evan, après plusieurs années d’études et énormément de boulot à côté, était devenu instituteur. Leurs parents avaient dû faire quelques sacrifices pour qu’il réussisse dans la vie.

Venait ensuite Mischa dont le rêve était de devenir réalisatrice, leur fille qui passait des après-midis à écrire tout un tas d’histoire avec ses amis pour ensuite les filmer, leur fille qui dépensait tout son argent de poche dans ce qu’il considérait être des babioles pour enfants. Ils n’avaient rien dit au départ puis s’étaient laissé influencer par la famille et les mêmes questions qui revenaient sans cesse : « A t-elle trouvé un emploi pour l’été prochain ? » ; « Que fera t-elle l’année prochaine ? Elle poursuit ses études ? » ; « Elle sait déjà ce qu’elle va faire ensuite ? » Les questions étaient aussi adressées directement à Mischa qui répondait vaguement la plupart du temps, parfois par un « Je sais pas » très désintéressé, d’autres fois par un haussement d’épaule là aussi très clairement désintéressé. Elle trouvait ensuite une excuse pour s’éclipser, accompagnée de sa fidèle caméra.

Le petit dernier de la fratrie, Jamie, avait tout essayé pour rattraper les erreurs de sa grande sœur, se lançant avec acharnement dans des études de médecine. Mais il restait un élève plutôt moyen. Il s’était ensuite lancé dans la comptabilité, enchainant stage sur stage. Mischa avait appris tout cela via les quelques coups de téléphone qu’elle passait pour les rassurer après des mois de silence.

Mischa avait mis du temps avant de se lancer totalement et de sortir de sa routine. Elle s’était lancée dans l’hôtellerie et la restauration, ayant été pistonné par l’un de ses oncles. Mischa n’avait absolument rien contre la facilité même si ce boulot ne lui plaisait pas plus que ça.

Sur son bureau trônait encore un badge à son nom, lui rappelant les longs mois de travail avant le grand départ. Elle baissa le regard vers ses mains qui tenaient encore cette lourde enveloppe en papier kraft provenant de l’hôpital. Elle avait refusé de l’ouvrir il y a cinq de cela. Elle avait refusé de voir la vérité en face. Quelques mois après avoir été embauché en tant que serveuse dans un grand hôtel de Miami, sa mère avait appris qu’elle souffrait de la maladie de Huntington, une maladie dégénérative, génétique et héréditaire et qui pouvait provoquer des troubles moteurs, cognitifs et psychiatriques. Le pire dans tout ça avait été d’apprendre que les traitements n’étaient pour le moment qu’expérimentaux. Sa mère sombrerait donc lentement et l’aide que les médecins lui apporteraient seraient minimes.

A la demande de leur mère, Mischa et ses deux frères avaient dû être diagnostiqué. Mais, lorsque les résultats leur parvinrent, la jeune femme refusa d’ouvrir son enveloppe. Elle se persuada pendant une semaine que c’était mieux comme ça, qu’elle ne devait pas savoir. Elle se persuada aussi que s’il y avait une possibilité qu’elle soit malade elle aussi, il fallait profiter dès maintenant de la vie. Elle démissionna et quitta sa famille, laissant une simple lettre derrière elle, disant qu’elle accomplirait un de ses rêves et qu’elle se foutait de ce qu’ils pouvaient bien en penser. Elle emporta l’argent qu’elle avait gagné au cours des derniers mois, quelques vêtements dans un sac et sa caméra avant de quitter Miami.

Elle travailla pendant un mois sur un bateau de croisière puis décida de partir à l'aventure seule. Marche. Auto-stop. Nuit dans des hôtels miteux. Nuit à la belle étoile. Se laver et laver ses vêtements dans un cours d’eau. Elle découvrait. S’émerveillait. Elle filmait tout ce qu’elle voyait et en commentait chaque détail. Elle travailla dans un fast-food pendant deux mois pour se renflouer un peu niveau argent. Mais Mischa ne restait jamais plus longtemps à un endroit.  Ne plus voir sa famille n’était pas un sacrifice en soi, pour elle qui n’y avait jamais été très attachée. Les amies eux aussi étaient plutôt éphémère, elle s’en faisait de nouveaux là où elle passait. Le seul moment où elle ne filma pas son périple fut quand elle atterrit dans un camp de naturistes. Poussée par l’aventure et l’excitation de la nouveauté, elle y passa dix jours.

Son périple fut coupé court après trois ans. Elle avait donné trop d’informations sur l’endroit où elle se situait lors d’un de ces coups de fils. Son grand-frère, Evan, était venu la chercher. Il lui parla de leur mère, de sa santé qui se dégradait de jour en jour. Il lui dit que, dans un moment de lucidité, elle avait voulu parler à sa fille. Mischa ne voulait pas. Mais elle finit par céder et accompagna son frère. Elle était donc de retour à Miami.

A la maison, elle avait vu sa mère. Enfin, cette femme qui avait été sa mère. Au moment où elle avait quitté la chambre de sa mère, Evan était apparu, la défiant du regard. « Il serait peut-être temps que tu arrêtes de contempler le monde à travers ta caméra et que tu vois enfin la vérité en face. » lui avait-il dit en lui tendant l’enveloppe. Et c’était comme ça qu’elle était montée à l’étage, avait poussé la porte de sa chambre et s’était assise sur son vieux lit, repoussant encore de quelques minutes le moment de vérité. Ses mains tremblaient. Elle l’avait finalement ouverte.

Assise sur les marches du perron, Mischa regardait leur voisin d’en face promener son chien. Pour la deuxième fois, elle avait lâché sa caméra. Son grand frère la rejoignit et s’assit auprès d’elle. Elle se tourna vers lui avec un fin sourire. Ou plutôt une micro-grimace. Il n’avait pas besoin de l’entendre de sa bouche pour comprendre. La maladie frapperait un autre membre de la famille. Elle avait encore quelques années devant elle avant que les premiers symptômes n’apparaissent mais c’était suffisant pour foutre la trouille. Il passa un bras autour de l’épaule de sa sœur et murmura un « Reste » qu’elle seule pouvait entendre. Et elle accepta. « De toute façon, j'ai tout un tas de séries à rattraper. »