Il s'ennuyait terriblement. Erwan serait bien sorti aujourd'hui, il aurait pu, mais pour faire quoi ? Un énième tour de la ville, non merci, il avait passé un nombre incalculable d'heures à arpenter les rues de Miami, ça ne lui faisait pas très envie. Surtout en hiver. Il faisait frais, moche, et la ville n'avait rien de son éternel été si réputé. Puis, il avait toujours un peu le mal du pays, si on puis dire. Erwan avait grandi à New York, dans des quartiers lumineux et sublimes au temps des fêtes. Il avait vécu les hivers glacés, la neige sur les trottoirs. Pas cet entre-deux grisâtre qui semblait régner sur Miami. Du coup, il comptait bien rester à l'intérieur, à perdre son temps en laissant les heures défiler avec lenteur jusqu'au soir. C'était son quotidien, et c'était peut-être terriblement déprimant, mais il avait appris à s'y faire. Il y avait pire, de toute façon, il le savait bien. Du coup, il commença sa journée en traînant au lit jusqu'à bien tard, comme la plupart des gens ici, avec leurs horaires nocturnes. Et aux alentours de midi, il descendit dans la cuisine pour ouvrir le frigo et se préparer un petit déjeuner. Sur le chemin, il passa devant la porte de la chambre de Janko, et décida de prendre une double ration. Café, lait, céréales au chocolat et deux pommes. Il espérait que là-dedans, son ami trouverait son bonheur. Il mit le tout sur un plateau pour remonter et toquer à la porte, doucement, juste au cas où le jeune homme serait encore en train de dormir. Mais sans devoir attendre plus longtemps, Erwan entendit une voix qui l'invitait à entrer, et c'est ce qu'il fit en poussant doucement la porte pour passer la tête à l'intérieur. « Tu veux p'tit dej ? » demanda-t-il sans autre salutation, montrant le plateau à son ami, et avec son feu vert, il entra dans la pièce et referma derrière lui. Erwan s'avança jusqu'au lit avec un petit sourire sur les lèvres, pour rejoindre Janko, et poser le plateau sur la couette avant de s'y installer.

Le petit déjeuner, c'était un moment important pour lui, et s'il y avait une chose formidable au Birdcage, c'était bien le fait que la cuisine soit ouverte et le frigo rempli régulièrement. Ainsi, il avait pris pour habitude de toujours se faire un beau petit dej, de se faire plaisir de cette façon. On pouvait aller et venir librement dans la partie commune, et se servir comme on voulait. Certainement que tant que les gens s'occupaient à grignoter, ils ne faisaient pas de vagues et restaient à leur place. Du moins, pour Erwan, ça suffisait à l'occuper et à tuer un peu son ennui. C'était presque comme un buffet à volonté d'hôtel, en un peu moins glamour. Puis, les courses étaient faites régulièrement, alors souvent, on pouvait découvrir quelques surprises. Des nouvelles sortes de confitures, des fruits différents, un thé qu'on n'avait pas encore goûté. C'était une belle expérience en tous cas, et Erwan avait appris à tirer du plaisir et de la joie de vraiment pas grand-chose. C'était la solution pour se créer son propre bonheur, plus ou moins. Alors voilà, il était descendu pour chercher de quoi déjeuner et mettre le tout sur un plateau, et avait pris également pour son ami Janko. En remontant, il s'arrêta devant la porte de ce jeune homme et toqua. Passant la tête à l'intérieur, ainsi que le plateau, il proposa un petit déjeuner commun. S'lut...Ouai, je veux bien ! Erwan sourit, et entra pour venir se poser sur le lit, le plateau stablement installé sur la couette. Il s'empressa de séparer sur le plateau ce qui était pour lui, et ce qui était pour Janko. Il avait tout pris en double de toute façon. Deux menus exactement identiques. « Voilàààà. Ton café, une pomme, un bol de chocapics et du lait... puis ça c'est ta cuillère » il énuméra, plus pour lui-même que pour son ami, ayant bien distribué à chacun ce qui lui revenait. Sans perdre de temps, il plongea sa cuillère dans son bol et prit une bouchée de céréales. « Alors ? Bien dormi ? » qu'il demanda pour amorcer la conversation.

Janko était quelqu'un de sympathique, avec qui Erwan s'entendait bien. Il n'était pas du genre à chercher les conflits, ou à mettre le nez dans les affaires des autres. Il n'était pas envahissant, ou arrogant. Il était simple, facile à vivre, se contentait de mener sa petite vie, comme Erwan le faisait. Il y avait ici toutes sortes de gens différents, une belle collection de personnalités qu'Erwan préférait ne pas approcher. Des gens qui parlaient aux autres comme si ceux-ci étaient responsables de tous les malheurs, des personnes qui ne se souciaient que d'elles-mêmes et qui pourraient très bien passer à côté de quelqu'un à l'agonie en l'ignorant complètement. Puis, il y avait sans le moindre doute d'autres personnes sympathiques, comme Janko, mais Erwan était bien trop réservé, et il préférait rester dans son coin. Pour avoir vécu cette vie-là auparavant, il savait que s'attacher, c'était mal. Ca pouvait blesser. Les employés allaient et venaient ici, de toute façon. Mais bon, Janko était là depuis quelques mois déjà, et il n'avait pas l'air de vouloir partir là, dans l'immédiat. Alors, ça faisait un bon compagnon. Erwan n'avait pas besoin de mille amis ici, il en avait un, c'était très bien. Il vint donc le trouver dans sa chambre avec un plateau petit déjeuner, et s'installa sur le lit avant de partager ce qui se trouvait sur le plateau. Sans attendre plus longtemps, Erwan commença à manger ses chocapics, puis lança la discussion en demandant à Janko s'il avait bien dormi. Si on oublie ces cauchemars qui reviennent sans cesse...Alors on peut dire que oui... Et toi ? Oh... Erwan connaissait ça, les cauchemars, même si ces derniers temps il en faisait peu. C'était toujours quand tout allait pour le mieux dans sa vie que ses terreurs nocturnes venaient le perturber. Alors pour l'instant, il était épargné, plus ou moins. « Oui oui... » il répondit vaguement, la bouche pleine. Il attendit d'avoir vidé celle-ci pour reprendre. « Tu veux parler de tes cauchemars ? Ca peut faire du bien, peut-être. Enfin, je comprendrais si tu m'disais que c'est trop secret, ou que t'as pas envie de parler de ça » il fit, haussant les épaules sur la fin de sa phrase.

Avoir une présence positive, Erwan était certain que c'était une bonne chose, que ça aidait. Même s'ils ne faisaient rien de bien spécial l'un pour l'autre, ils n'avaient pas le pouvoir de le faire, de toute façon. Mais tout de même, rien que le fait de pouvoir parler tranquillement avec quelqu'un, partager un petit déjeuner, se raconter des choses, s'ouvrir un peu et s'avouer des petits secrets, se plaindre s'il le fallait parce que parfois, ça faisait du bien... Raconter ses cauchemars. C'était tout un tas de petites choses qu'on pouvait faire avec un ami, sans avoir besoin d'autre chose, juste à profiter de la proximité de quelqu'un qui pouvait nous apprécier, sans que ce soit pour notre corps, mais avec de la bienveillance. Partager des moments avec Janko, c'était une petite chance, et Erwan était heureux d'avoir trouvé ce garçon-là, de pouvoir le compter comme un ami. Il était discret, tout comme Erwan, et restait beaucoup dans son petit coin, mais si on se montrait sympa avec lui, il en faisait de même. Il y avait une mélancolie chez lui, quelque chose de triste, et Erwan se doutait bien qu'il n'avait pas eu une vie facile, que leurs histoires n'étaient certainement pas les mêmes, mais que son ami aussi avait traversé des épreuves. Il venait de l'autre bout du monde, après tout, il avait bien du arriver quelque chose pour qu'il mette les pieds ici. Erwan ne questionnait pas, ne faisait pas le curieux, il préférait attendre qu'on lui parle spontanément. Mais malgré ça, quand Janko avoua avoir été dérangé par des cauchemars, il lui proposa d'en parler, pour se vider la tête, et sans le moindre voyeurisme. C'était y a longtemps, j'étais encore adolescent, mes parents étaient absents et je devais garder mon petit frère...Quand ma mère fut partie, je me suis éclipsé, fermant à clef derrière moi et oubliant la marmite sur la gazinière...Je sais pas trop comment c'est arrivé mais quand je suis rentré...la...la maison était en feu, mon frère à l'intérieur...C'est de ma faute si c'est arrivé...Il n'avait aucun moyen de s'échapper...Et chaque nuit, je vois son visage immolé, j'entend ses cris, de douleurs, implorant de m'aider, et moi je suis impuissant... Erwan l'écouta attentivement, le regardant bouche bée, les chocapics oubliés un moment. C'était terrible, une histoire qui lui faisait réellement mal au coeur. Il était un jeune homme sensible, et ce genre de choses le touchait beaucoup. Il lui suffisait d'imaginer ce que ça aurait pu être, s'il avait été à sa place, s'il avait été responsable ainsi de la mort de son frère ou de l'une de ses soeurs. C'était quelque chose de terrifiant. « C'est... terrible » il souffla doucement, après un silence. Il ne savait pas quoi dire, il ne pouvait rien dire, en réalité. Il n'y avait pas de mots qui apaiseraient son ami, alors peut-être qu'il valait juste mieux... essayer de continuer. Doucement, il monta une cuillère de céréales à sa bouche pour reprendre son petit déjeuner, laissant planer un long silence. « C'est toujours ce même cauchemar ? » il demanda ensuite en buvant un peu de son café. « J'en fais aussi... mais ça change beaucoup, même si des fois, y'a certains trucs particuliers qui reviennent... » ajouta-t-il en pensant à ses propres nuits agitées.

Les cauchemars, c'était quelque chose qu'Erwan connaissait bien. Avec ses antécédents et son histoire, il avait lentement pris l'habitude de passer des nuits terribles, d'avoir ses moments de bonheur et de repos gâchés par des rêves macabres. Il ne savait pas qui était responsable, s'il pouvait vraiment blâmer Leo de tout ça, parce que ça avait été lui, qui avait été trop fragile et naïf, et parce qu'il n'y avait pas que Leo... il y avait eu ses parents, qui l'avaient jeté hors de chez lui, il y avait un tas d'autres personnes. Pas juste Leo. Même si c'était lui la plupart du temps, qui hantait les rêves d'horreur d'Erwan. Les cauchemars n'avaient pas commencé tout de suite, ils ne s'étaient manifestés que plus tard, lorsqu'il était enfin lire, installé à New York à nouveau et que son esprit commençait à voir plus clair, à se reposer. C'était là que les souvenirs étaient venus pour l'empêcher d'aller trop bien. Puis, pendant ces mois avec Orel, quand il pensait enfin avoir le droit au bonheur, il n'avait jamais pu se défaire de ces rêves. Il n'avait jamais pu se défaire de Leo et de l'emprise qu'il avait sur lui. Il l'avait toujours répété, qu'Erwan lui appartenait et qu'il ne pourrait jamais l'oublier. Et Erwan savait aujourd'hui que Leo avait raison, pas uniquement à ce sujet, d'ailleurs. Mais bref. Depuis son arrivée au Birdcage, les rêves étaient moins fréquents, et un nouveau personnage s'y était glissé quelques fois. Sawyer. Erwan ne voulait pas y penser. Il préféra se concentrer sur son ami. Il n'y avait pas de mots pour décrire son histoire, et Erwan préférait ne pas s'y attarder. Oui, toujours le même... répondit Janko à sa question. Ils n'ajoutèrent rien, ni l'un ni l'autre, et un silence s'installa. Pas un silence gênant, mais plutôt celui qu'on imposerait par respect pour une histoire qui ne mériterait pas de mots. Puis, Erwan se remit lentement à manger, ne prononçant plus un seul mot pendant plusieurs minutes, et se concentrant plutôt sur son petit déjeuner, qui lui procurait pas mal de bonheur. Ce n'était pas grand-chose, mais dans la vie qu'il menait, il fallait savoir prendre du plaisir là où on pouvait, et ne pas avoir de rêves de grandeur. Après avoir avalé ce qu'il avait en bouche, il releva la tête vers son ami. « T'as eu une longue nuit hier soir ? » il demanda. C'était leur quotidien, et à part discuter des clients et de comment avaient été leurs soirées de travail, ils n'avaient pas énormément de choses à se dire. Au moins, avec Janko, Erwan pouvait parler de ça sans gênes, comme c'était leur quotidien. Ils se comprenaient et c'était réellement reposant. « Ils étaient bien, tes clients ? » Parce que certains étaient plus faciles à contenter que d'autres, et certains étaient délibérément méchants. Certains étaient beaux, d'autres franchement repoussants. Au final, le travail devait être le même, mais c'était sûr que ça changeait beaucoup de choses, au fond.