“Toutes les familles heureuses se ressemblent ; chaque famille malheureuse est malheureuse à sa manière.” [L.Tolstoï]
Tout a commencé à Miami, c'est d'un classique déprimant. Le truc aussi classique, c'est qu'à peine son premier fils-né, papa Kearney est allé tremper sa biscotte chez la voisine. En fait, il faisait ça souvent. Au gré de ses déplacements pour le compte d'une multinationale. Mais l'enfoiré savait cacher ses saloperies. Enfin bref, pendant que papa troussait la première paire de seins venue, maman essayait de canaliser une petite boule d'énergie, diable de Tasmanie que rien ne savait contenir. Déjà tout môme il valait mieux ne pas le perdre du regard. Cinq maudites secondes suffisaient. C'était le genre de gamin qui escaladait le meuble de la cuisine pour mieux se coincer dans l'évier. Non, vraiment, il n’en ratait pas une. A l'école, ce n’était guère mieux. Le gamin insupportable que les enseignants ont juste hâte de voir passer dans la classe du dessus.

Pourtant il était loin d’être bête. Il comprenait vite les choses. Mais surtout il s’ennuyait encore plus vite.  Et il semblait déjà avoir bien du mal avec tout concept d’autorité. Il tenait plus de la mauvaise graine qu’autre chose. Mais les réprimandes semblaient lui passer bien au-dessus de la tête, tout comme les punitions. L’enfant terrible était aussi attachant, malgré sa propension à s’attirer des ennuis, il savait vous sortir son sourire le plus désarmant pour atténuer les réprimandes. Il savait déjà charmer son petit monde et avait vite compris que dans la vie comme dans une pièce de théâtre, il faut jouer sur les apparences et ne pas montrer qui on est réellement.

Il n’y avait qu’à la maison que ça filait droit, mais uniquement quand le père était là. Mais il avait toujours attendu de Malone un comportement d’adulte, comme si un enfant n’était qu’un modèle réduit sensé fonctionner comme un adulte. Alors finalement, ce que le gamin préférait et de loin, c’était quand son père restait longtemps au bureau ou partait en voyage d’affaire. Il fallait dire que Donovan Kearney avait une vision plutôt militaire et stricte de l’éducation. Il s’attendait à ce qu’on lui obéisse au doigt et à l’œil. Il ne tolérait aucun écart de conduite. Les premières années de la vie de Lony se passèrent plus comme le père l’avait souhaité, du moins, quand il était dans les parages.

Cause I take everything from the inside, and throw it all away.
Rien ne dure jamais en ce bas monde. C’est une leçon que Malone a vite comprise. Pourquoi est-ce qu’il appréciait autant les absences de son père ? Pas pour la relâche d’un point de vue discipline. Non, il avait bien vite appris à être docile en apparence et dès que le père avait le dos tourné, l’ouragan se déchainait. Non, il préférait l’absence de son géniteur parce qu’au moins les disputes cessaient.  En un sens, il aurait préféré que ses parents divorcent et que cette mascarade dans laquelle ils se complaisaient en public cesse. Mais c’était impossible. Donovan ne l’aurait pas toléré. Alors ils restaient, formant une pseudo famille aux yeux de tous. En un sens, malgré la solitude les soirs de disputes, Malone était bien content d’être fils unique et que personne d’autre n’ait à subir la stupidité de personnes trop fières pour avouer que leur relation était vouée à l’échec. Oh, oui, il avait développé assez tôt un sens du cynisme assez fort et aussi un refus de s’engager.

Il gardait tout pour lui aussi. Même s’il avait sa bande d’amis, dans les fonds, peu de gens étaient capable de dire ce qu’il pensait vraiment. Pour eux, Malone, c’était un peu u leader, celui qui proposait toujours les idées les plus folles. Celui qui passait les chercher en pleine nuit pour aller dormir sur la plage et assister au lever du soleil. C’était le premier à sortir les poings quand quelqu’un emmerdait le maillon faible de la bande. Parce qu’il ne laissait personne emmerder les siens, Malone. Il devenait pire qu’un pitbull dans ces cas-là. Il laissait ressortir la colère. Mais jamais, jamais il ne frapperait quelqu’un qui ne soit pas capable de se défendre. Il n’était pas un lâche, ni un psychopathe, ni ce genre de type tout court en fait.

“La puissance ne consiste pas à frapper fort ou souvent, mais à frapper juste.” [Honoré de Balzac]
Manque de bol total pour lui, une bonne partie de ces bagarres avaient lieu en terrain scolaire. Les gamins étaient ce qu’ils étaient, il y avait toujours quelqu’un pour essayer de persécuter la « bande à  Kearney » surtout quand ce dernier n’était pas là. Sauf que pour ce genre de cas, c’était le meilleur moyen de le faire débarquer, peu importe le lieu, que ce soit à la cafétéria ou dans un couloir, pour vous foutre son poing dans la gueule. Et le moins qu’on puisse dire, c’était qu’il savait cogner. Même sans avoir une allure de champion de boxe poids lourd, il savait cogner pour faire mal. Un truc qui ne lui apporta que des ennuis, d’ailleurs. Heures de colle, exclusion temporaire. Il était un peu devenu la bête noire à cause de son comportement. Jusqu’à ce qu’il se fasse virer d’un premier lycée.

Ce n’était pas faute d’avoir tenté de le canaliser. Il y avait tant de colère rentrée en lui que forcément, on risquait toujours l’explosion. Même le sport ne suffisait pas à concentrer son énergie dans un seul but. En partie parce que c’étaient souvent les sportifs idolâtrés qui emmerdaient ses potes. Pas question pour lui de s’intégrer à une bande de connards. Il avait quand même des limites. Il passa pourtant par la plupart des sports que proposait son lycée, sans jamais tenir plus d’un mois dans une équipe, devenant par là même une sorte de bête noire pour l’ensemble des coachs sportifs qui redoutaient de le voir apparaître au début de la séance d’entrainement.

Il ne se calma que lorsqu’il se retrouva dans un lycée privé, parce qu’il avait compris que ça ne nuirait qu’à lui. Et puis, un lycée privé, ça voulait dire que le paternel raquait un peu (beaucoup même).  Il commença aussi en même temps à apprendre la boxe.  Dès qu’il en avait l’occasion, il allait passer du temps à la salle de sport. Non pas qu’il souhaitait entamer une carrière de professionnel, même si ça aurait défrisé son père. Non, c’était devenu un exutoire et le coach avait très vite appris à cerner le gamin qui cognait comme un bourrin. C’était un gars avec des airs de Clint Eastwood dans Million Dollar Baby.  Il forçait tout un chacun à se dépenser et se dépasser. Et tant que Malone était à la salle de sport, il n’avait pas le temps de faire d’autres conneries. Ce qui était aussi une excellente chose.

I am A little bit of loneliness, a little bit of disregard Handful of complaints But I can't help the fact, that everybody can see these scars
Les sciences avaient toujours intéressé Malone. Il était plutôt doué quand il s’en donnait la peine, c’était un fait. Alors quand est venu le moment de décider ce qu’il ferait une fois le lycée terminé… Eh bien, en fait, non, il n’y a pas eu d’illumination subite, de révélation ou quoi que ce soit d’autre. Seulement un choix logique, cartésien et implacable. Faire quelque chose qui lui plaisait et pour lequel il était doué. Bien sûr, son engouement était un plus. Mais comme « il fallait » qu’il fasse des études supérieures… Eh bien, il n’en subirait pas un choix imposé par son paternel. Inimaginable pour lui de se tourner vers le droit ou le commerce. Il était trop avare de paroles pour se diriger sur ces chemins-là.

En revanche, depuis qu’il était gamin, il était en quelque sorte fasciné par tout ce qui était un tant soit peu technologique. Comme tous les gamins, il avait eu droit à son lot de consoles de jeux vidéo, mais bien qu’il ait souvent joué – et perdu aussi, il ne s’était jamais vraiment défini comme un gamer. Il était plus du genre à vouloir comprendre comment les choses fonctionnent. Si bien que quelques consoles ont connu une fin tragique assez prématurée.

C’est comme ça qu’il a commencé à s’intéresser à l’informatique de manière générale. Il a commencé à apprendre en autodidacte, puis il a choisi de poursuivre ses études dans ce domaine-là. Ainsi au moment de chercher une fac dans laquelle poser ses bagages à la fin de son année de terminale, il a envoyé un dossier à la School of Engineering, dans le très prisé Massachussetts Institute of Technology et bien évidemment dans le département du génie électrique et informatique. Bien entendu, l’admission c’était la partie la plus simple du programme, surtout avec un petit coup de pouce pas forcément très légal pour être sûr d’avoir une place…

C’est comme ça qu’il est parti pour le paradis des geeks, à Boston, âgé de tout juste dix-huit ans. Enfin libre et loin de sa famille, surtout de son paternel. Non, décidément, les relations entre ces deux-là n’avaient jamais été au beau fixe. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il s’est épanoui, là-bas.

I dreamed I was missing You were so scared But no one would listen Cuz' no one else cared
Les années fac furent probablement les meilleures de sa vie. Même si les cours étaient de haut niveau. Même si parfois les soirées étudiantes finissaient une demi-heure avant la reprise des cours. Malone en garde d’excellents souvenirs… Et une cicatrice ou deux, comme celle sur son menton qui lui a quand même valu deux points de sutures lorsqu’il s’est méchamment ramassé la gueule par terre après avoir voulu fanfaronner sur un skateboard. Des souvenirs de soirées comme ça, il aurait eu de quoi remplir plusieurs carnets. Mais le plus drôle était souvent de se les rappeler plus tard, à des moments inattendus.

Un autre de ses grands plaisirs étaient ce que ses potes et lui appelaient leurs nuits du hack. Ils se rassemblaient dans la même chambre en général, chacun avec leur PC et passaient leur nuit à essayer de trouver des failles, dans des réseaux privés, sur des sites. La plupart du temps et moyennant rétribution, ils agissaient en « White Hat » et signalaient les failles, poussant parfois à même offrir la solution pour éviter les intrusions futures. Ils ne faisaient rien de très méchant, d’autres en aurait probablement profité pour s’en mettre plein les poches illégalement, mais eux prenaient ça pour un jeu. Un sport intellectuel. Même le nom de hacker qu’il utilisait pour ces opérations-là tenait plus de la blague. « TuringExMachina ». Un trait d’humour sur le fameux test de Turing, un de ses sujets de prédilection. S’il n’avait pas autant apprécié le hack, probablement aurait-il orienté ses études sur l’intelligence artificielle. Et sur l’impossibilité actuelle d’avoir une intelligence artificielle assez poussée pour réussir à se faire passer pour un être humain, soit, de réussir le test de Turing. Sans parler du fait aussi que la cryptologie était un sujet passionnant.

Il continuait de boxer, aussi, même s’il avait beaucoup moins de temps libre. Sa vie était devenue sacrément plus simple et calme à l’époque. Il était loin de sa source d’agacement principale, il apprenait enfin des trucs intéressants… Et il avait même une petite amie aussi brillante voire même plus que lui. En bref, c’était la Dolce Vita. Il vivait au jour le jour sans vraiment se soucier du lendemain – à l’exception fait peut-être des jours d’examens, il pouvait être sérieux pendant quelques heures.

I was young, not dumb, just wishing to be blinded, by you. Brand new. And we were pilgrims on our way.
Les amours, ça n’a jamais été trop la priorité de Malone, probablement même tout l’inverse. Il prenait les choses comme elles venaient et se voyait assez mal finir ses jours dans un couple qui au final ne tenait que par la haine ou le mépris de l’autre. En gros, il n’avait strictement aucune envie de terminer comme ses parents. Si vous commenciez à lui parler mariage ou gosses, vous auriez eu de sacrées chances de vous faire rire au nez. Certes, il a eu des relations sérieuses, mais dès le départ, c’était clair : fallait pas trop compter sur lui pour le happy ending.

Malone, il était du genre à être amoureux de la vie plus que d’une personne. En fait, c’était même plus d’une personnalité qu’il pouvait s’éprendre. Mais loin de lui toute idée de romantisme. Il n’était pas capable de se la jouer comme ça. Pas de sentimentalisme à deux balles. Les choses avaient tendances à être dites clairement dès le départ. Tant pis si ça déplaisait. Il fallait accepter Malone tel qu’il était, sinon, c’était voué à l’échec. C’était aussi simple que ça dans le fond. Et ça marchait le temps qu’il fallait, généralement, ce n’était pas lui qui se lassait le premier. C’est qu’il fallait réussir à le supporter. Non pas qu’il soit du genre jaloux. Mais avec son tempérament sanguin, on était jamais à l’abri d’une bagarre pour un regard mal placé.

Il ne s’est jamais caché de sa bisexualité non plus. Avec humour, il a toujours tendance à dire que c’est un sacré avantage doublé d’une sacrée emmerde. Qui avait eu pour résultat quelques bagarres pour un « tarlouze » ou autre joyeuseté en sortie de bar. Mais qu’importe du moment qu’il était heureux comme ça. Il n’y a pas besoin de préféré l’abricot à la banane pour réussir dans la vie. Le tout, c’est de rester en accord avec soi-même. Ce qui pourrait probablement être l’épitaphe à graver sur la tombe de Malone le jour où il mourrait.

They said that I don't belong, say that I should retreat. That I'm marching to the rythm of a lonesome defeat
Même quand son père a été arrêté, pendant la dernière année de son cursus. Il n’a pas laissé ça l’atteindre. En fait, il a été étonnamment stoïque quand il l’a appris. Parce que rien de ce que pouvait faire son paternel ne pouvait l’étonner. Ça faisait bien longtemps qu’il avait perdu sa naïveté par rapport à Donovan. En fait, depuis qu’il avait mis plus de deux miles kilomètres entre lui et son père, soit deux jours de voiture presque, il avait fait une croix sur sa famille, plus ou moins. Il continuait d’appeler sa mère ou d’échanger des mails avec elle, mais avait rompu quasiment tout contact avec son père.

Bon, certes, il dut briser le nez à un abruti qui pensait que faire le mariole en balançant cette histoire à tout le monde était intelligent, mais ce fut la seule incartade. Après tout, Malone avait un diplôme à obtenir et n’avait pas de temps à perdre avec ce genre de foutaises. Il avait bien l’intention d’obtenir son diplôme avec panache. Clairement, il n’avait pas fait ça pour rien. La fin des études fut elle aussi bien dignement fêtée. Malone se coltina sa pire gueule de bois ce jour-là. Une qui aurait mérité de finir dans les annales et qu’il mit bien deux jours à faire passer.

Une fois ses études terminées, il choisit de prendre un peu de temps pour en profiter avant de commencer à bosser. Après tout, il lui suffisait d’un peu de connexion internet et d’un ordinateur pour récupérer de l’argent grâce à ses talents de hacker. Pourquoi s’embarrasser à se trouver un métier de suite ? Au lieu de ça, il chargea son vieux pick-up avec ses affaires et revendit tout ce qu’il avait accumulé et qui se révéler inutile sur le long terme. Puis il se pris une année sabbatique qu’il passa à rouler à travers les Etats-Unis. Une année sans se prendre la tête, à profiter du jour présent. Il n’avait peut-être pas la voiture la plus classe du monde et de ressembler plus à un bohémien qu’à un ingénieur, il s’en foutait. Il vivait un peu comme un bohémien, il fallait l’avouer.

Fight for whatever you think is meaningfull
Et puis, il fut bien assez vite temps de retourner à Miami. Troquer le short et les tongs pour une tenue un peu plus « civile ». Se trouver un boulot. Ça c’était facile, c’était même la partie la plus facile. Il reprit ses vieilles habitudes sans trop de mal, retournant à sa salle de sport favorite avec l’impression de s’être absenté guère plus d’une journée. C’était à la fois rassurant et déstabilisant. Comme il l’avait prévu, il trouva facilement un job comme expert en cybersécurité pour un gros compte. L’avantage d’être dans l’équipe technique c’était qu’il n’avait pas besoin de venir habillé en costard tous les jours. Il ne l’aurait pas supporté très longtemps. Au lieu de ça, il avait aussi à gérer une équipe qui ne supportait pas toujours de devoir suivre les instructions d’un blanc-bec qui avait moins d’expérience – officielle seulement – qu’eux.

Une vraie routine de vie d’adulte s’installa, parfois bien frustrante. La journée, il veillait à ce que le réseau de ses employeurs et les données soient parfaitement sécurisés. Le soir, il passait souvent à la salle de boxe ou alors il rejoignait quelques amis dans les bars ou sur les plages, profitant parfois des dernières vagues. La nuit, il continuait de mettre en pratique ses talents de hacker. Ceci dit, c’était plus devenu un passe-temps qu’autre chose. Il gagnait désormais suffisamment bien sa vie pour ne pas avoir besoin d’en tirer profit. Même si son appartement allait finir par ressembler au laboratoire d’Iron Man, summum de la référence du geek par excellence.

Là aussi, c’était une vie des plus tranquille. Il faisait à peu près ce dont il avait envie. Mais ça ne l’empêchait malheureusement pas, à l’occasion, d’avoir envie de démonter la gueule à un imprudent ou deux de temps à autre. Il n’avait jamais réussi à se départir de son impulsivité, même si la boxe l’aidait quand même à évacuer une grande partie de son agressivité.