Du plus lointain de ses souvenirs, il ne reste qu'un écran de fumée. Une illusion. Un ressenti impossible à expliquer. Ce manque grandissant malgré l'envie d'oublier. Ce n'est peut-être pas totalement volontaire, ou alors est-ce un mécanisme de défense, Eli n'en à aucune idée, la seule chose que le Texan sait, c'est qu'il ne se souvient plus des détails de sa vie. C'est comme un livre dont il n'aurait qu'un résumé, succession d’événements qui laissent pourtant une trace émotionnelle, un écho, une emprunte. Il se souvient de ses cinq ans, quand ses parents lui ont offert un joli vélo rouge dont il était si fier ou encore de la naissance de ses petites sœurs, joyaux de son petit cœur de grand-frère. « je te protégerais, toujours ». Promesse innocente d'un enfant éblouit par la beauté d'un nouveau-né et pourtant, rien ne pourra le détourner de sa promesse, ni le temps, ni les choix, pas même le caractère particulièrement casse-pied de la cadette.

Enfance heureuse, adolescent épanouit. Eli est bien dans sa peau, bien dans sa vie, il sait où est sa place, il ne crée pas de soucis à ses parents, ne cause aucun débordement. Il se plie au règle du complexe sans trop de problème, ils savent mieux que lui, les dangers qui menacent à l'extérieur. Élève intelligent, brillant, sa curiosité le pousse parfois à observer les non-dits, il devient maître dans l'art de lire entre les lignes, il pose les bonnes questions, celles qui réveillent, celles qui dérangent, mais avec un sourire innocent qui dissimule ses soupçons. Avec un père charpentier, il est manuel, doué de ses mains, l'imaginaire prends vie sous ses doigts. Formé comme ébéniste, c'est comme une promotion pour la famille, c'est bien. L'adolescent, parfois rêveur, crée des œuvres, sculpte, l'art et la passion au bout de chacune de ses pulpes, il observe le monde et lui donne vie à travers ses figurines.

Toujours discret, Eli n'a pas énormément d'amis, mais ceux qu'il possède sont précieux. Ils jouent, s'amusent, et même si ce n'est pas toujours bien vu, drague un peu les filles en secret. Il y en a une qui attire l'attention du brun, une belle fleur, fille de bonne famille, gentille bien que hautaine, elle lui causera son premier cœur brisé. C'est douloureux un cœur brisé quand on a dix-sept ans, mais encore plus quand la fille qui ridiculise pousse le vice en choisissant l'ami, le confident. Trahison. Ce jour-là, il a perdu un cœur, un ami et le peu de confiance qu'il possédait.  

Veux-tu m'épouser ? Question protocolaire, sous les yeux de leurs familles, c'est comme si tout était parfait, l'univers réunis pour ces deux enfants, les étoiles dans le regard de la fiancée, le genou à terre du futur marié. On les envie, ils sont beaux, tout comme le seront leurs enfants, sans aucun doute. Pourquoi tu fais ça, Eli ? L'incompréhension, la tristesse et la colère dans le regard de la jeune soeur. Sourire tendre du grand-frère, jeune et impétueuse petite soeur, elle ne suit pas le protocole, tu avais promis que tu resterais toujours ! Sa main caresse la joue rosie par la colère de Kathlyn, sourire triste sur les lèvres, il aimerait qu'elle comprenne, mais la petite soeur est trop entière pour ça, ils sont trop fusionnels  que pour imaginer être séparé. Personne ne prendra ta place, idiote, tu es ma sœur, je t'aime et que Dieu m'en soit témoin rien ne nous séparera jamais.

Rien. C'est tellement et peu de chose à la fois. Eli tint sa promesse, il ne laissa rien l'éloigner de sa soeur, si ce n'est la jeune femme elle-même. Les choses ont changé, elle également. Il est marié à une femme merveilleuse, il est heureux, en tout cas, c'est l'impression qu'il donne, mais Kath, c'est une autre histoire. Bien que sa soeur tente de convaincre l'univers, lui n'est pas dupe, il ne sait pas pourquoi, il ne sait pas ce qu'il pourrait faire, mais il est bien conscient que sa sœur n'est pas heureuse. Tout aurait pu s'arrêter là, mais l'histoire est bien plus compliquée. Il était à la grande messe avec sa femme et l'ensemble de la communauté, écoutant un prêche somme toute intéressant, lorsqu'il remarqua que Kath brillait par son absence. Peut-être souffrante, il s'empressa de lui rendre visite une fois la messe terminée, mais il trouva porte close. Rien. Kath venait de disparaître dans la nature. Les battues, les recherches, nul ne voulait croire que la jolie Kathlyn avait purement et simplement plié bagage. Le regard vide, perdu dans le vague, il était assis sur le seuil de sa maison, la tête entre les mains, les espoirs de revoir un jour sa précieuse sœur s’égrainant à mesure que la nuit prenait le pas sur le jour.

Des semaines, des mois, il lui aura fallu le temps pour se rendre à l'évidence ; elle ne reviendra pas. Frustré d'attendre, malheureux et inquiet, Eli est parti. D'abord à la pêche aux informations, le fiancé éploré était la bonne intuition, ensuite, après des adieux à sa femme - avec la promesse de revenir, il a pris la poudre d'escampette pour affronter ce monde si monstrueux qu'on leur dépeignait depuis toujours. Bien que la vie est différente, Eli trouva rapidement ses marques, il suivait le fil d'Ariane, un nom et une adresse comme point de départ. Il n'aurait de cesse que de retrouver sa petite soeur. Les mois passèrent, il devint barman, métier dont il ne connaissait rien mais dans lequel il n'était pas mauvais, les tips complétant son salaire lui permettaient de vivre assez dignement. Suffisamment pour lui. Il n'est pas compliqué le Texan. Parfois heurté dans sa foi, il ne rate jamais l'office du dimanche matin, qu'importe la ville dans laquelle il se trouve, persuadé qu'un Dieu bienveillant et miséricordieux veille sur lui, sur elle. Voilà quelques mois qu'il a retrouvé la piste de sa soeur, à Miami. Il s'est trouvé un studio pas cher, il loue ses services de bricoleurs en plus de travailler dans différents bars de la ville. Il attend qu'elle revienne. Impatience ridicule après autant d'années, pourtant, il rêve de son visage, de la prendre dans ses bras, il veut s'assurer qu'elle va bien, qu'elle est heureuse, il veut être sûr que cette vie est ce qui lui convient avant de retourner enfin à la sienne.