Tenter ses capacités ; pourquoi ces mots prenaient soudainement un sens détourné aux oreilles de Dean ? Il s'était retenu de cracher la bouchée qu'il avait prise, l'avait avalée d'une traite, et s'était presque étouffé avec. Il avait un peu toussé, le poing fermé devant ses lèvres, mais s'en était très vite remis pour terminer l'assiette qu'il s'était servi. Il fallait dire que le soleil s'était couché, laissant place à la nuit. La journée était donc terminée, et la soirée ne faisait que commencer. C'était nouveau pour lui, la première fois qu'il allait dormir sous le même toit qu'une femme autre que celles qui composaient sa famille, et ils n'étaient clairement pas rendus à la même forme de laisser aller, ni à la même façon de vivre l'intimité, à tel point qu'il subsistait quelques doutes quant à la légitimité de sa présence ici.
Ils avaient été vite levés par l'activation de l'étudiante en médecine à ranger les couverts, et le militaire avait naturellement suivi avec les mets qu'ils n'avaient pas fini de consommer. Naturellement, oui, parce qu'il n'avait aucun mal à se retrouver en cuisine, encore moins à donner un coup de mains, même s'il avait été bercé dans un cocon familial où les hommes n'étaient pas les bienvenus dans cette pièce, et ne se donnaient pas la peine de s'y aventurer, car vue strictement comme féminine. Ça lui avait coûté quelques remarques de la part de ses frères et beaux-frères d'ailleurs, à peine de retour de sa première formation. L'armée savait y faire pour casser les codes familiaux et en instaurer de nouveaux, plus nationaux, tellement qu'il ne s'était même pas rendu compte de son action, - pas avant qu'on le lui fasse remarquer -.
On dirait que tu l'as rêvé ce moment, rit-il alors qu'il faisait un dernier aller-retour, agrippant de ses doigts les deux verres restants,
peut-être que je me suis trop vanté, songea-t-il en posant ce qu'il tenait dans l'évier, au-dessus des assiettes sales,
n'en attends pas trop non plus. Il préférait la prévenir, car ça restait la toute première fois qu'il allait pratiquer ce genre d'exercices ; et ça n'avait absolument rien à voir avec un massage que l'on pratiquait en cas de blessures, de ceux pour lesquels il avait un peu plus d'expérience quand même. Et là, il paniquait peut-être un peu, lui qui s'était senti si serein lorsqu'ils s'échangeaient des messages à ce sujet. Il en avait vu passer des vidéos pour que sa performance soit à la hauteur des attentes de Yaël, mais regarder paraissait tellement plus facile que s'y prêter soi-même.
T'es sûre, demanda-t-il confirmation à la jeune femme lorsqu'elle émit l'idée de laisser la vaisselle à plus tard. Ce n'était pas vraiment ce à quoi on l'avait habitué. Une fois, alors qu'il n'était encore qu'un apprenti parmi les apprentis, le groupe s'était dépêché à terminer les dernières tâches de la journée, et il avait fallu d'une seule assiette mal rincée pour qu'ils soient tous punis à relaver l'intégralité de la vaisselle présente en cuisine, et dix fois d'affilées. Ces cinq heures avaient eu le don de les épuiser mentalement plus que physiquement, et il avait fallu gérer la suite de la formation avec une seule heure de repos au compteur ; ils avaient tous compris la leçon. Mais il n'était pas à l'armée ici, et les règles étaient différentes, parfois inexistantes. C'était compliqué de jongler entre toutes celles qu'il connaissait et intégrait encore.
Il n'avait rien ajouté de plus, même si l'idée de prendre l'éponge lui avait traversé l'esprit. Il avait attendu sagement que les derniers rangements se fassent, et que Yaël sonne le gong. Il était passé près du canapé, pour récupérer son sac à dos qu'il avait préféré laisser pendre au bout de son bras plutôt que le jeter sur son épaule, et avait tracé vers la chambre. Il avait passé l'encadrement de la porte plus lentement, et s'était retrouvé dans cet espace qui n'était pas le sien, mais qui allait devenir de plus en plus familier au fil de l'évolution de leur relation ; sans doute. Il avait eu à peine le temps de se fondre dans l'univers de Yaël que cette dernière était réapparue pour faire les présentations entre ses produits et le militaire.
Au petit bonheur la chance, c'est ça, se moqua-t-il, parce qu'il était loin d'être un fin connaisseur.
Il s'approcha de la table de chevet où était posé le coffret d'huiles et de crèmes, et se délesta de son bagage pour apprivoiser la liste des ingrédients de chaque emballage.
On dirait presque une habituée, lâcha-t-il face aux nombreux choix qui s'offraient à lui. Et si, par malheur, de nombreuses mains d'hommes avaient glissé sur la peau de sa copine ses dernières années, alors il ferait tout pour qu'elle les oublie, pour ne garder le souvenir que des siennes. Dean n'était pas un maigre combattant, il l'était aussi bien dans sa vie professionnelle que privée ; c'était dans ses gènes. Il faisait tout pour être le vainqueur des batailles, car sa vie en dépendait. De même qu'il était motivé à se surpasser pour devenir le grand gagnant de sa dame, il ne ferait qu'une bouchée de ses exs et autres prétendants.
Et comme le destin semblait de son côté, il sourit à la vue d'un ingrédient qu'il connaissait bien, pour avoir marché longuement dans le quartier asiatique de New-York : le Kaffir lime, ou le citron Thaï. Peut-être, alors, que cette huile pourrait être la marque de fabrique des moments qu'ils passeraient à s'offrir la relaxation. Le flacon était plein, certainement peu utilisé. Il le tendit alors en direction de Yaël pour le lui suggérer, à l'instant même où celle-ci se défit de son maxi T-shirt. Il ravala un :
Ho-p., avant de lever son regard vers le plafond, comme pour signifier à son Seul et Unique qu'il n'y était pour rien, qu'il n'était en rien fautif de ce dos mis à nu devant lui. « P » pour « pardon » ou « putain », qu'importait réellement. Sa voix s'était voulu presque inaudible, et imperceptible, et la brune ne put s'en soucier.
Le corps de la jeune femme s'étala de tout son long sur le drap, bien plus serein que celui du militaire qui passa par tous les états ; du froid glacial à la chaleur du feu. Il eut l'impression de sentir des perles de sueur se former sur son front quand il crut ses veines se cristalliser. Mais la véritable question qui tournoyait dans son esprit était : quand est-ce qu'il pouvait s'autoriser à baisser ses obsidiennes sur l'anatomie à moitié dénudée de celle qui n'était pas légalement sa femme ? Il n'y avait plus rien à voire avec le ramadan, car la journée de jeûne était bel et bien terminée, mais avec son éducation. Ses parents adoptifs étaient restés très conservateurs sur certains aspects, et Dean s'était ainsi vu grandir avec l'idée de percevoir la nudité de sa compagne le jour de son mariage, et certainement pas avant.
Aujourd'hui, l'étudiante lui offrait sans engagement. Ça ne représentait sans nul doute pas grand-chose pour elle, mais il y avait de ces détails qui comptaient énormément pour lui, auxquels il devrait déroger pour construire des limites moins prudes. Il était loin d'être un Saint : il avait été un adolescent curieux, qui s'était perdu sur quelques sites pornographiques jusqu'à s'en lasser, il avait eu sa première fois et avait réitéré l'expérience plus d'une fois, peut-être juste avec plus de pureté et de respect que ses semblables, voilà tout. Oui, c'était ça : il voulait faire les choses avec respect, et c'était tout ce qui comptait. Alors, après quelques secondes tourné vers le Ciel, il baissa le regard sur l'huile de massage, et finit par se dire qu'il n'y avait absolument rien de mal à faire disparaître les tensions et les douleurs d'un corps mis à rude épreuve au quotidien.
Les mots qu'ajouta Yaël confirmèrent qu'elle était épuisée, et que son enveloppe devait l'être tout autant. Pour cette raison, il valait mieux qu'elle ne compte pas trop sur lui pour couper court à son sommeil si elle sombrait, car il était au courant de ses nombreuses insomnies, presque identiques aux siennes. Il releva son regard sans réellement profiter de la vue, puis, dans un élan, retira ses chaussettes pour accéder au lit. Sur ses genoux, il les avança un à un pour se rapprocher au mieux de la brune, et décida de ne plus réfléchir longuement au bien et au mal. Dans les vidéos, les masseurs professionnels étaient soit installés autour d'une planche au matelas épais, soit directement sur leurs patients, et ce fut cette option que Dean décida d'adopter, afin d'être dans la continuité de la colonne vertébrale.
Comme sa stature était grande, il s'assit juste en-dessous des fesses de la future médecin et ouvrit le bouchon du flacon avant de déverser un peu d'huile du mélange de gingembre, citron vert et tamarin, entre autres. Ni peu, ni trop. Les mains devaient glisser sur l'épiderme, mais pas au point de faire penser à un bain pris dans une friteuse. Il posa ses paumes sur le filet de liquide tomber dans le creux de son dos pour les imbiber légèrement, puis il les frotta l'une contre l'autre pour éviter à sa belle une sensation de sécheresse. Il commença par mettre ses membres parallèles l'un à l'autre au niveau du sacrum, et remonta jusqu'aux omoplates avant de dévier sur la partie haute des bras, tout en exerçant une pression. Toujours de bas en haut, il passa par les flancs pour revenir au point de départ, et ainsi ne pas perdre le contact avec sa peau.
L'intention n'était en rien sensuelle, bien plus tournée vers le soulagement et l'apaisement. Lui aussi se détendit au fur et à mesure des retours, concentré sur la pratique plus que sur l'absence de tissus.
Tu t'es déjà montrée curieuse du nombre de kilomètres que tu faisais par jour à l'hôpital, demanda-t-il d'une voix qu'il voulut faible, histoire de ne pas casser l'ambiance de la pièce,
tes muscles sont tout tendus, expliqua-t-il facilement ce qu'il sentait du bout de ses doigts.
Tu devrais t'autoriser à voir un kiné de temps en temps, lui proposa-t-il. La contraction des muscles à long terme pouvait causer de multiples problèmes, dont un déséquilibre de la position naturelle de son squelette, mais elle devait le savoir. Les soldats connaissaient que trop bien le durcissement musculaire et la perte de mobilité qui en résultait, et pour pallier à ça, ils étaient chouchoutés.
Oh, ça n'avait rien d'une partie de plaisir, et ils en souffraient plus qu'ils n'appréciaient le massage pratiqué par les professionnels, mais c'était vital.
J'arriverai à me dire que c'est pour ton bien, si c'est ça qui t'en empêche, plissa-t-il les yeux, le sourire de côté accroché à ses lippes. Il pouvait être jaloux d'imaginer un autre homme lui offrir un moment de bien-être, mais savait tout de même se retenir lorsque sa santé était en jeu.
De toute façon, ils ne pourront jamais égaler les miens, souffla-t-il, et c'était certain. Il était peut-être un peu gauche, appuyait parfois pas assez, ou un peu trop, mais il tentait de le faire avec douceur ; et surtout avec amour. Il se donnait totalement, avait même fait l'impasse sur l'un des principes fondamentaux qui l'avaient construit, et pour ça, aucun kinésithérapeute ne pourrait l'imiter.
Les passages sur sa peau furent nombreux sans qu'il ne s'en lasse, et les minutes passèrent sans qu'il ne les compte. Vint pourtant l'heure où il sentit avoir besoin d'une douche, et peut-être de se retrouver en tête-à-tête avec sa spiritualité. Il ralentit ses mouvements, et les pressions ressemblèrent peu à peu à des caresses jusqu'à ce qu'il les stoppe. Il se pencha sur le corps apaisé de la jeune femme, et murmura près de son oreille :
je prends juste quinze minutes. Il ne sut dire si elle s'était endormie ou fermait simplement les yeux, mais les traits détendus de son visage furent la raison de son contentement. Il se retira délicatement d'elle, descendit du lit et attrapa son sac pour sortir de la pièce sur la pointe des pieds. Il prit la direction de la salle de douche, et ce qui se passa à l'intérieur dura exactement un quart d'heure.
Il revint, les cheveux encore un peu humides et habillé d'un pantalon ample gris qui tombait bas sur ses hanches, laissant ainsi apparent l'élastique de son boxer. Il trouva un coin parfait pour son bagage et se montra discret dans l'ascension du lit. Il prit le T-shirt esseulé entre ses doigts pour couvrir le dos encore nu de Yaël, et s'allongea à l'endroit qu'on appelait plus communément « son côté », dos contre les draps non défaits, un avant-bras sous sa nuque pour la soutenir, avant de demander, d'un ton faible :
tu dors ?
LMLYD