Erwan avait débarqué chez Nayla le samedi soir, un peu après 21 heures, avec les meilleures pizzas à emporter de Miami. Il s'était invité sans prévenir, comme il avait pris l'habitude de le faire, et ils avaient dévoré tout ça en écoutant de la musique. La soirée s'était déroulée ainsi, sans alcool parce que c'était bien mieux, et s'était au final terminée devant une série, avec deux gros pots de glace cookie dough. Le bonheur. Les pots vides posés sur la table du salon, Erwan était resté sur le canapé, et s'était endormi là, à côté de Nayla. Ce canapé était son deuxième lit, ce salon sa deuxième chambre. Il avait tendance à passer un temps fou ici, à squatter l'appartement de son amie. C'était peut-être l'idée de dormir seul, sans personne à proximité, qui l'effrayait. La solitude le rongeait, et il savait qu'avec Nayla, il ne serait pas jugé. Il n'y aurait jamais de questions maladroites, de remarques déplacées, de réflexions blessantes. Non, ici il était comme chez lui.

Il se réveilla sur le même canapé, seul, allongé de façon un peu étrange avec la tête sur l'accoudoir. Nayla avait du aller se coucher peu après qu'il se soit endormi. Il se redressa difficilement, la position inconfortable dans laquelle il passa la nuit lui laissant des douleurs à différents endroits du corps. Erwan s'étira, secoua ses jambes, et se leva finalement. Il ramassa sans attendre les restes de la veille qu'ils avaient laissés sur la table. Les boîtes de pizza, les pots de glace, tout finit à la poubelle. Il passa un coup d'éponge sur la table, puis alla laver leurs verres. Erwan fit de son mieux pour ne pas réveiller son amie, mais lorsqu'il eut fini, il entendit les bruits de pas et se retourna. Elle était là, dans son t-shirt trois fois trop grand, un peu surprise mais pas tant que ça. Erwan lui adressa un sourire et secoua sa main pour la saluer, comme le font les gamins. « Salut » dit-elle, avec la voix de quelqu'un qui vient clairement de sortir du lit. « Ca fait longtemps que tu es là? » Il ne fronça pas les sourcils comme il l'aurait fait au tout début de leur amitié, alors qu'il ne la connaissait presque pas. Si Nayla ne se souvenait pas de la soirée de la veille, cela voulait dire qu'elle était en pleine migraine, et maintenant qu'Erwan le savait, il remarquait son air fatigué, comme si sa tête était extrêmement lourde. « On a passé la soirée ensemble? » demanda-t-elle ensuite. Et oui, effectivement elle ne s'en souvenait pas. C'était un tout petit peu blessant pour Erwan, qui avait passé une excellente soirée et aurait aimé se sentir un peu moins seul le lendemain matin... mais c'était la vie, et elle n'y pouvait absolument rien.

Il sortit du placard un des verres qu'il venait de ranger. « On a mangé des pizzas à tomber, regardé des séries avec deux énormes pots de Ben&Jerry's, t'as rien raté d'exceptionnel » lui raconta-t-il, en remplissant le verre d'eau. Il fit quelques pas vers elle et le lui tendit avec un petit sourire. « Ca va aller ? Tu veux un massage ? T'as pris un doliprane ou de l'aspirine ? » s'inquiéta Erwan comme l'espèce de papa poule qu'il pouvait être parfois. Nayla était son amie, une amie à laquelle il tenait énormément, à qui il pouvait faire confiance, pour qui il pouvait se permettre de n'avoir aucun secret. Alors il était bien décidé à prendre soin d'elle, et il était franchement content d'être là pour elle à cet instant, plutôt que d'imaginer qu'elle aurait seule ce matin-là à se morfondre. Il ouvrit un des tiroir de la cuisine où se trouvaient quelques boîtes de médicaments laissées là en cas d'urgence, les attrapa et les leva à la vue de Nayla avec un air interrogateur sur le visage.

Erwan raconta rapidement la soirée qu'ils avaient passée, espérant toujours un peu qu'avec ça, les souvenirs reviendraient à Nayla. Ce n'était jamais arrivé, et il avait arrêté de lui demander si vraiment, vraiment elle ne se rappelait rien. Non, il espérait secrètement, mais elle ne méritait pas ça. Etre harcelée dès le matin pour des souvenirs qu'elle n'avait pas. Ca aurait été égoïste de la part d'Erwan de lui en vouloir ne serait-ce qu'une seconde. De plus, il savait qu'elle s'en voulait déjà assez elle-même, que ça la blessait d'une certaine façon de se réveiller sans mémoire. « Ca avait l'air sympa. On a prit des photos? » demanda-t-elle, et Erwan aurait pu se frapper la tête contre le mur à cet instant. Pour le coup, il s'en voulait lui aussi. Il fit une grimace en secouant lentement la tête. « Non... J'y penserai la prochaine fois, promis. Mais bon, on a vraiment rien fait de spécial, on vivra des soirées bien plus géniales que ça » il essaya de se rattraper ainsi. Mais c'était vrai, elle n'avait rien raté, et il comptait bien explorer leur amitié en profondeur, lui faire passer des soirées bien plus cools que ce qu'ils avaient vécu ce samedi soir. Vraiment. Et il prendrait un tas de photos. Erwan lui tendit un verre d'eau, et elle le remercia avant de boire un peu. Il lui proposa des cachets, de simples antidouleurs, et il savait qu'elle n'aimait pas trop en prendre, mais c'était pour son bien. De plus, un pauvre doliprane ne risquait pas de la faire dormir ou d'avoir des effets indésirables. Elle n'avait rien à craindre. Une part d'Erwan comprenait le manque de confiance qu'elle aurait pu ressentir face aux médicaments, lui qui avait peur de perdre le contrôle à tout moment, peur de tomber et de ne plus pouvoir se relever. C'était terrifiant. Elle se décida au final à avaler un comprimé. « Dégueulasse » dit-elle, ce qui le fit sourire. Et juste quandil se disait que ce n'était peut-être pas une très bonne idée d'avaler ça sur un estomac vide, elle sembla penser à la même chose. Ils s'étaient plutôt bien trouvés à vrai dire. « Tu veux manger un truc? Il me reste des céréales à la guimauve ou du pain toast à griller » qu'elle lui proposa, et il hocha rapidement la tête. Il avait un amour inconditionnel pour la bouffe, ce qui n'était pas flagrant du tout vu son physique. Avoir vécu pendant presque quatre ans avec quelqu'un qui lui interdisait parfois de manger l'avait rendu extrêmement gourmand dès l'instant où il eut mis les pieds hors de cet enfer. « Je veux bien des toasts s'te plait » dit-il, la laissant se diriger vers ses placard. Il alla lui-même vers le grille-pain et brancha celui-ci. Il jeta un oeil dans le frigo à la recherche de beurre ou de confiture, trouva un pot de confiture de fraise presque vide. Ca ferait l'affaire.

« Je suis vraiment désolée de ne pas me souvenir d'hier soir » dit-elle soudain en se tournant vers Erwan. Il se mordit la lèvre et posa le pot sur la table, soupirant un peu. Il lui adressa un petit sourire, ne sachant trop quoi faire pour la rassurer. Il prit délicatement les tranches de pain qu'elle lui tendait et les mit dans le toaster. « C'est pas grave. Vraiment. Je t'en veux pas, j'ai même pas besoin de te pardonner, je peux pas t'en vouloir » Il fallait vraiment qu'elle comprenne ça, qu'elle réalise qu'il ne lui en voudrait jamais pour ça. Ils avaient tous les deux des parties d'eux-mêmes qui ne fonctionnaient plus trop, qui étaient un peu cassées, et c'était comme ça. Ils allaient vivre avec, et ils s'en sortiraient très bien, comme pleins de gens avant eux. Erwan sortit les tranches de pain et alla s'installer à table. Il en tartina une de confiture et la tendit à son amie. Puis s'en prépara une pour lui. « Je panique quand on me crie dessus, quand on s'énerve contre moi » commença-t-il soudain. « Et je sais que c'est pas juste, parce que les gens ont le droit d'être en colère, mais ils finissent par tout oublier quand ils voient ma réaction » Par pitié, alors que la colère est justifié, alors qu'une personne normale aurait crié un bon coup et une dispute aurait suivi, puis aurait été oubliée, rangée dans les archives. Mais pauvre Erwan qui paniquait, ou se renfermait sur lui-même sans broncher, incapable de se comporter en société. Il haussa les épaules, comme pour effacer ce qu'il venait de dire, et prépara une autre tartine. « Tu veux ? » demanda-t-il, la bouche pleine, tendant la tranche de pain à Nayla.

« Crois-moi, je préfère largement passer mes soirées avec toi qu'ailleurs » répondit Nayla, alors qu'Erwan s'excusait de n'avoir pas pensé à prendre des photos ou des vidéos de leur soirée. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'elle perdait la mémoire après une dure nuit, assommée par ses migraines. Il ne put s'empêcher de rougir un peu en entendant ce compliment, réellement touché par ce qu'elle venait de dire. Il se disait qu'elle devait avoir drôlement confiance en lui, pour le laisser pioncer chez elle, pour s'autoriser à passer des soirées avec lui alors qu'il était totalement possible qu'elle ne se souvienne de rien le lendemain matin. Erwan ne savait pas si à sa place, il laisserait qui que ce soit l'approcher. Il ne pourrait jamais laisser tant de pouvoir à quelqu'un, se laisser alle à ce point, être vulnérable à ce point. Mais Nayla lui faisait confiance, et il était bien décidé à mériter, chaque jour, leur amitié. A être là pour elle, faire de son mieux, toujours. Puis elle s'excusa encore, et Erwan ne pouvait pas la laisser faire. Elle n'avait pas le droit de culpabiliser pour ça. Il le lui fit comprendre, aussi clairement qu'il le pouvait, mais elle n'était pas convaincue, ça se voyait dans son regard, dans sa façon d'éviter de répondre, de pousser un simple grognement pas très décidé. Alors Erwan y mit un peu du sien, racontant une petite partie de son histoire, un détail sur  lui, quelque chose qui le poursuivait pourtant où qu'il aille. C'est bien ça le problème, quand tes problèmes se trouvent dans ta tête. Tu peux pas les éviter. Tu peux courir aussi loin que tu le veux, mais ils seront toujours là. Elle lui répondit, y mettant l'énergie de quelqu'un qui croit profondément en ce qu'il dit. « Les gens ne devraient pas te hurler dessus ou se mettre en colère contre toi. Tu es la personne la plus douce, la plus adorable et la plus attentionnée que je connaisse Erwan. » Ca lui fit un peu mal, mais si c'était censé être gentil. Parcequ'Erwan n'était pas un petit gosse innocent, et il lui arrivait de faire des conneries, même s'il faisait vraiment de son mieux, tout le temps. Mais ça lui arrivait, et les autres avaient le droit de lui en vouloir, de s'énerver, c'était normal. Ce n'était pas juste qu'il ait un traitement de faveur, qu'il soit considéré comme une petite chose fragile. Alors il ne répondit pas, laissa traîner un peu le silence, fixant son regard sur le mur derrière Nayla. Elle refusa la tartine qu'il lui proposa ensuite, et Erwan croqua alors dans la tranche de pain.

« J'adore mon frère, tu sais? Il est la seule famille qu'il me reste, il est marié et une a une petite fille qu'il a appelé Robyn. C'est mon deuxième prénom » dit soudain Nayla alors que le silence s'était installé pour les laisser déguster leur petit déjeuner. Il ne connaissait pas la vie de Nayla en détail, avait seulement imprimé dans son cerveau quelques bribes, quelques anecdotes qu'elle avait partagées avec lui. Alors il ne savait rien sur sa famille, avait l'habitude de voir la photo sur le frigo, mais rien de plus. Il fit le lien lorsque le regard de son amie se dirigea vers cette photo, et il lui adressa un petit sourire, ne sachant pas si cette histoire allait être heureuse ou non. « Il me manque. Mais je crois que sa femme se sent un peu dépassée par ce qu'on a vécu alors j'évite d'aller les voir pour cette raison. Et honnêtement... Je crois que ma mère aurait un peu honte de voir ce que je suis devenue. Elle était forte et fière. Je suis loin d'être comme elle... » Erwan se mordit la lèvre, ayant soudain envie de répondre de cinquante façons différentes. Il ne savait pas exactement ce qu'elle avait vécu, ou plutôt ce qu'ils avaient vécu, mais Erwan avait conscience que ça avait un rapport avec son père. Mais il ne supportait pas de voir son amie ainsi, se croire faible, avoir honte de qui elle est, avoir peur d'être jugée. Elle méritait mieux que ça, et si sa mère se permettait de lui en vouloir pour ne pas être une parfaite copie d'elle-même, alors c'est qu'elle ne savait pas ce qu'elle ratait. Parce que Nayla était géniale. « Tu peux pas te comparer à ta mère. Tu es une autre personne, tu es ta propre personne. Et ça c'est ce qu'y a de mieux, j'en suis presque sûr » il lui dit, un peu hésitant, ne sachant trop quels mots employer, comment s'exprimer. Mais il était convaincu par ce qu'il disait, traversé par ses mots. « Mes parents m'ont mis dehors quand ils ont su que j'aimais les garçons, et parfois encore je me dis que c'était de ma faute, parce que j'aurais du être comme eux, comme ils voulaient que je sois. Mais je suis pas comme ça, je suis comme moi et c'est tout » Erwan termina, un peu coincé entre ses mots et ses pensées. Cette confiance, il ne l'avait pas vraiment. Il avait du mal à lier la théorie, claire comme de l'eau de roche, à ce qu'il ressentait vraiment dans tout ça. Il lui arrivait encore de se détester, de s'en vouloir, de souhaiter que les choses soient différentes. La vie aurait été tellement plus simple s'il n'était pas tombé amoureux d'Orel. Tellement plus simple. « Et puis, je t'aime bien comme tu es, moi. T'es entière, et t'es vraie » il conclut finalement, maladroitement, baissant les yeux vers sa tartine.

Erwan réagit avec une certaine passion en voyant le jugement que Nayla portait sur elle-même. Il voyait son amie ainsi, et il ne le supportait pas. Ca ne lui plaisait tout simplement pas, il avait pour elle beaucoup d'affection et d'admiration et c'était injuste qu'elle soit si critique d'elle-même, et ce sans raison qui tienne vraiment la route. Alors Erwan lui répondit, sans mâcher ses mots, d'une manière qui ne lui ressemblait pas vraiment. Il y eut un micro silence lorsqu'il eut terminé son petit discours, mais finalement, la voix de Nayla vint clore l'argument. « J'aimerais juste qu'elle puisse être fière de moi de là-haut » C'était un aveu, et Erwan s'en voulait tellement parce que... non, il n'avait pas compris, il n'avait pas fait le lien. Il ne savait pas. Le là-haut résonna dans son esprit pendant quelques secondes. Elle ne lui avait jamais parlé de sa mère, alors il avait juste pensé... il s'était juste dit... Il s'était trompé. Parce que le problème était bien différent de ce qu'il avait imaginé. C'était autre chose, quelque chose qu'il ne pouvait pas vraiment comprendre, mais qu'il pouvait à peu près visualiser. Alors il ne dit rien, se mordit la lèvre, trop embarrassé pour même s'excuser. Et même, à vrai dire, parfois les excuses, ça ne sert à rien. Parfois, c'est juste pour combler le vide. Parfois c'est juste égoïste et malsain. Erwan aurait tout de même voulu lui dire que si, sa mère était forcément fière d'elle, fière d'une fille aussi intelligente et bienveillante et gentille et généreuse. Parce que c'est ça, la vraie force, mais il se tut. Il lui raconta alors sa vie, ses propres problèmes, la voyant froncer les sourcils, mais il continua malgré tout, se força à parler de lui, parce qu'il avait besoin d'amener la conversation quelque part. Il termina sur une déclaration niaise à souhait, mais honnête, et le « Je t'aime bien aussi » de Nayla le fit sourire. Un vrai beau sourire.

Elle se dirigea alors vers lui et le prit dans ses bras. « Et t'es très bien comme tu es Erwan. Sérieusement, t'es la personne la plus gentille et la plus pure que j'ai jamais rencontré. Et tu seras toujours chez toi ici » Il se crispa en l'entendant dire ces phrases. Il était peut-être gentil, il faisait de son mieux, vraiment. Il essayait de toujours prendre les meilleures décisions, de ne pas blesser, de ne pas faire de mal. Etre généreux, être ouvert, dire bonjour et sourire aux inconnus. Mais il avait ses secrets, il avait fait des choses qu'il ne pouvait pas nommer et... il n'était certainement pas pur. Certainement pas. La pureté, ce n'était pas quelque chose qu'il avait réussi à sauver. « C'est pas un palace et la proprio est un peu timbrée, mais bon. Mi casa es tu casa » finit Nayla en lui adressant un sourire. Il aurait bien voulu le lui rendre, comme il le faisait en général, au moins un petit sourire. Mais il n'en était pas capable, pas après ça. Parce que la confiance que Nayla avait en lui, il était flatté, vraiment, mais peut-être qu'elle avait tort. Peut-être qu'elle se faisait une idée de lui qui ne correspondait pas à la réalité. « Tu sais pas tout sur moi, Nayla » dit-il soudain en baissant le regard vers le carrelage de la cuisine. Erwan fixa la table du coin de l'oeil, se concentrant soudain sur les restes de petit déjeuner. « Tu sais presque rien » ajouta-t-il dans un souffle, se mettant à paniquer. Il fit un petit pas en arrière, pour s'éloigner un peu d'elle, pour ne plus trop polluer son espace. Ses yeux cherchaient un endroit où se poser, sans trouver, continuaient à jeter des regards un peu partout, sentant son coeur battre plus fort. « Comment tu peux autant me faire confiance ? » il lui demanda enfin, fronçant les sourcils en la regardant. Il ne comprenait vraiment pas, il ne savait pas comment, pourquoi. Laisser un presque inconnu dormir sur son canapé, le laisser vivre chez elle. Sans savoir d'où il venait, qui il avait été. C'était insensé.