Il ne savait franchement rien sur ce qui lui était arrivé. Simplement qu'il avait été prisonnier quelques temps, et que quelque chose était arrivé, parce que sa mémoire, il la perdit à ce moment-là. A son réveil, il était une page vierge, et il était là, dans une maison qui tenait à peine debout, entouré d'inconnus. Des soldats ennemis ? Ok, je dois être honnête avec toi. Tu es considéré comme mort par l’armée, mais je vais devoir dire que tu es vivant. Ils vérifieront ton identité puis ils vont t’interroger sur ce que tu as vécu. Ils chercheront des renseignements sûrement, je n’ai jamais été déclarés mort, donc je ne peux pas te promettre qu’ils seront gentils. lui lança Eros, et chez Halcyon ce fut le déclencheur d'un mélange de panique et de méfiance, qu'il tenta de dissimuler. Le visage fermé, pour ne pas montrer que tout ça l'angoissait. C'était plus fort que lui, quelque chose au fond de son estomac qui se mettait à trembler. Il ne voulait pas être dérangé dans sa vie. Il ne voulait pas de tout ça. Il ne répondit rien, il ne se faisait pas confiance pour émettre un seul son. Et tu as perdu la mémoire ? J’ai besoin d’une réponse de ta part. Je ne peux pas me baser sur tes propos que tu me récites comme un robot ce que tu me dis depuis tout à l’heure. Il l'avait déjà dit, non ? Qu'il ne se souvenait de rien. Il s'alluma une cigarette en essayant de faire le tri dans sa tête entre toutes les informations qu'il avait eues. Assis là dans le sable, il prit la parole pour dire à Eros ce qu'il savait. C'était peu, et donner ces infos était difficile pour lui. C'était tout ce qu'il possédait de sa vie d'avant, c'était toute son identité en quelques mots, et il s'y accrochait comme à une bouée de sauvetage. La clope lui fut arrachée d'entre les doigts, et c'était Eros qui l'avait piquée sans poser de question, lui souriant comme si c'était un jeu entre eux. Un jeu que Halcyon ne connaissait pas, mais il laissa faire et récupéra finalement la cigarette sur laquelle il tira comme si c'était son oxygène. Tu ne t’es pas vraiment raté, tu avais un nom de code et tu avais été entrainé. Donc tu as fait ce qui était prévu, c’est une bonne mission soldat. Etrangement, ça l'apaisait un peu. Tout ça, c'était le passé, un passé si lointain dont Halcyon ne se souvenait pas. Alors de savoir s'il avait bien fait son travail ou non, ça ne lui servait à rien. La clope lui échappa à nouveau. Ce n’est pas bon pour ta santé. Il ne répondit pas, même s'il y avait quelque chose dans le comportement d'Eros, sa façon de s'adresser à lui, qui lui donnait envie de sourire. Qui réchauffait une petite partie de lui. Il pouvait arriver à l'imaginer, pourquoi dans une autre vie, il avait choisi d'avoir ce gars-là dans sa vie. Il posa la question, celle qui concernait leur relation, parlant même des photos qu'Eros avait évoquées plus tôt. La question fit rire le jeune homme, tandis que Halcyon restait silencieux, attendant une réponse. Je connais ton tatouage le plus intime Zan, tu dois le deviner non ? Nous avions une relation particulière, nous étions très proches, je suis déjà rentré à l’intérieur de toi, c’est pour dire. Le rouge lui monta directement au visage. Il ne savait pas quoi répondre à ça, et il gesticula simplement, signe encore plus flagrant de la gêne qui s'était emparée de lui. Il était plutôt ouvert comme type, loin d'être prude ou innocent, mais la formulation et surtout le fait qu'Eros ait en sa possession ces souvenirs-là... tandis que Halcyon ne se rappelait rien... Tout ça le rendait extrêmement mal à l'aise. Et je ne peux pas te répondre pour les vidéos et les photos. Tu auras peut-être des souvenirs, j’ai tout chez moi, mais si tu n’as pas confiance, je peux t’emmener des trucs dans un café ou le lieu que tu choisiras. il proposa, l'air de rien, comme s'il ne venait pas de mettre Halcyon dans un état de gêne encore inédit. Comme si ce n'était pas une énième bombe qu'il venait de lui lâcher sur la tête. Il reprit la cigarette, ayant subitement besoin de s'intoxiquer encore un peu. Il secoua la tête. « Je sais pas » il fit, rapidement. « Au début, j'ai cherché à me souvenir, à en savoir plus. Puis j'me suis dit que peut-être c'est mieux comme ça. Je veux dire, si mon cerveau a décidé de tout oublier, c'était peut-être pour une bonne raison » il dit. Après tout, il ne savait pas sur quoi il pourrait bien tomber, s'il venait à découvrir des choses sur son passé. « Désolé » il ajouta encore. Peut-être qu'Eros serait déçu, ou blessé, de son refus. Il sentait qu'il lui devait au moins ce petit mot d'excuse. « C'est beaucoup d'informations » avoua-t-il. « Ca fait cinq ans. J'ai pas envie de me lancer là-dedans. Pas aujourd'hui » dit-il simplement avant de tourner la tête vers Eros pour lui adresser un sourire un peu hésitant. Il espérait qu'il comprenne. Il ne connaissait pas Eros, mais Halcyon savait que maintenant qu'il l'avait trouvé, il ne comptait pas le laisser sortir de sa vie facilement. Cet inconnu connaissait son histoire, il était le seul lien que Halcyon avait avec son histoire et sa vie d'avant, et tout ce dont il avait besoin maintenant, c'était d'un peu de temps. Il espérait qu'Eros soit là, quand il aurait besoin de lui. « Tu voudrais... qu'on se pose dans un bar ? » proposa-t-il.

Il crevait de curiosité, bien sûr. Mais... Imaginons que le passé contienne des éléments si mauvais qu'il valait mieux ne pas s'en souvenir. Peut-être que rien n'était arrivé par hasard, peut-être que s'il avait perdu la mémoire, ce n'était pas pour rien. Halcyon ne croyait pas en beaucoup de choses, comme Dieu ou le destin. Mais parfois, il se disait que les hasards arrivaient de façon trop arrangée. Parfois il se disait que les choses se faisaient un peu trop bien pour être de simples coïncidences. Et puis, le médecin qui l'avait examiné et aidé à se remettre sur pieds, ce type-là avait bien cherché quelles pouvaient être les causes de sa soudaine amnésie. Il n'y avait pas de blessure qui laissait penser que là aurait pu être l'origine de sa perte de mémoire. Et d'après le peu de choses que savaient ses sauveurs, il n'avait pas forcément été très bien traité par ses geôliers. Alors peut-être que c'était la réaction de son cerveau face à un traumatisme. Halcyon n'avait pas trop envie de savoir ça. Il n'y avait rien de rassurant à se dire qu'un traumatisme assez intense avait eu lieu dans son passé proche, au point de lui faire oublier l'intégralité de sa vie. Ne t’excuse pas, tu n’es pas responsable. Je ne sais pas si je voudrais savoir, c’est peut-être une chance pour toi. Tu as pu reprendre ta vie vierge de tout souvenir, tu as pu devenir n’importe qui. Tu ne te souvenais pas des gens qui t’attendaient alors tu étais libre de recommencer ta vie. Peut-être que ton inconscient t’a empêché de faire les erreurs que tu as pu faire, non je pense que perdre la mémoire peut-être une chance. Donc ne t’excuse pas, tu as juste profité de ce que l’on ta offert, je pense que j’aurais fait pareil. Il resta silencieux un moment, parce que tout ce que Eros lui disait était juste, mais lui-même n'avait jamais vu les choses sous cet angle-là. Il n'avait jamais pensé à la plupart de ces détails. Sa perte de mémoire il l'avait vue comme une chance vis-à-vis de son passé... mais jamais de son avenir. Et Eros lui présentait ça comme la chance de recommencer à zéro sans se poser de questions. Comme un jeu vidéo dans lequel on perd, et on recommence sans qu'il n'y ait de conséquences. Peu de gens pouvaient se vanter d'avoir eu deux vies. C'était le cas d'Halcyon, même s'il ne se souvenait pas de la première. Il décida d'inviter son "nouvel" ami boire un verre. Je te suis, je ne suis pas un homme difficile à convaincre lorsqu’il s’agit d’une bonne bière. répondit-il en se levant. Halcyon l'accompagna légèrement dans son rire, tout en se levant lui aussi. Il ne connaissait pas le coin, et il aurait un peu espéré qu'Eros prenne le rôle de guide. Mais puisque c'était à lui de le faire, il se tourna vers la rue qu'il avait repérée plus tôt, et vers le bar qui lui avait fait de l'oeil. « Euuuh on peut aller là ? » dit-il, pas très sûr de lui, s'attendant un peu à ce que Eros lui dise si c'était ou non un bon choix. Ils se mirent ensuite à marcher, quittant la plage pour regagner la rue. « Alors... j'étais dans l'armée » dit-il, pensif, les mains enfouies dans ses poches. Il essayait de se faire à l'idée. Ca semblait si loin de lui, et pourtant, il devait bien avoir des choses en commun avec ce Zan. Les goûts, les préférences, ça ne s'oubliait pas. Il était censé aimer les mêmes choses que son ancien lui, non ? Il n'en savait rien. Peut-être que son idée de l'armée était différente de celle qu'il avait pu avoir par le passé. Peut-être qu'il y avait cherché quelque chose dont il ne voulait plus aujourd'hui. « C'est quand même bizarre » commenta-t-il avec un petit sourire. Ils arrivèrent au bar et s'installèrent en terrasse, commandant de suite leurs boissons au serveur qui se présenta. Un coca pour Halcyon. C'était devenu habituel. « C'est pas tout à fait vrai que je me souviens de rien. J'ai parfois des espèces de souvenirs très brefs, plutôt comme des sensations. Mais ça m'a jamais aidé à en savoir plus. Je crois que de toute façon, même ça c'est juste lié à l'Afghanistan et ce qui est arrivé là-bas » il haussa les épaules. Il ne parlait jamais de ça, même si cette présence étrange dans sa tête était à l'origine de beaucoup des choses qu'il faisait à présent. « Tu es toujours dans l'armée ? » il demanda, un peu pour changer de sujet, mais aussi parce que ça l'intéressait... de savoir qui était Eros.

Halcyon venait à peine d'arriver dans cette ville, et voilà que son existence toute entière en était chamboulée. Il y avait Eros, qui avait connu sans ancien-lui, l'homme qu'il avait été avant. C'était ce qu'il y avait de plus déstabilisant au monde, de se dire que cet inconnu en savait plus sur lui qu'il n'en savait lui-même. Et en réalité, comment pouvait-il être sûr qu'Eros lui voulait du bien ? Ou en tous cas, que leur relation avait bel et bien été positive, et qu'il ne se moquait pas de lui. Certes, il avait évoqué le tatouage, si intime, mais cela ne voulait rien dire. Peut-être qu'ils ne se fréquentaient déjà plus bien longtemps avant qu'Halcyon perde la mémoire, peut-être qu'Eros avait des raisons de lui en vouloir. Enfin, Halcyon se disait que dans ces cas-là, il ne l'aurait pas abordé de la façon dont il l'avait fait. Bref, il essaya de ne pas penser aux choses négatives, et opta pour suivre son guide. Lorsque celui-ci lui prit la main, le geste ne perturba pas Halcyon, et il ne s'en rendit compte qu'après coup. Comme si sa main n'avait pas trouvé cela étrange, comme si sa paume avait reconnu cette autre paume et s'y était sentie en sécurité. Ca non plus, il ne voulait pas trop y penser. Son corps avait toujours eu une conscience un peu à part. Oui, je suis toujours dans l’armée. Je suis pilote de drone, enfin tu dois t’en douter. Ah non, je suis con. Je n’ai pas encore pris l’habitude que tu ne te souviennes de rien, excuse-moi. Quel malaise. Vraiment. Halcyon se sentait un peu de trop, à vrai dire. Comme s'il était venu s'immiscer entre deux personnes, deux hommes. Un intrus dans une histoire qui se faisait en duo. Eros et Zan. Halcyon n'avait pas été invité là-dedans, et pourtant, il ne pouvait pas non plus s'absenter. C'était pire qu'étrange. Il esquissa un sourire malgré tout. Pilote de drone. Il avait tout un tas de questions, mais Eros ne s'était pas lancé dans de grandes explications, alors il n'avait peut-être pas envie de parler. Ils faillirent rater le bar, mais finalement, ils trouvèrent la porte et entrèrent. A peine à l'intérieur, Halcyon se retrouva planté là à regarder Eros saluer tout le monde qui se trouvait là. Clairement, il était de trop, une fois de plus. Ces types semblaient être les amis d'Eros, et il se demanda soudain s'il était censé en connaître certains, ou si eux le connaissaient. Il eut l'envie soudaine de partir en courant, mais se retint. Il n'avait jamais été du genre à prendre la fuite. Pour s'occuper et ne pas avoir l'air paumé, il attrapa la carte et regarda. Geste inutile, il savait déjà ce qu'il voulait. Tu as fait ton choix ? Il n’y a que des bonnes choses, dis-moi, je te paye un verre. J’allais dire en souvenir du bon vieux temps, mais on va éviter ce genre d’expression. Ca le fit rire un peu, même si au fond, ce n'était pas vraiment drôle. Il essaya de se mettre à la place d'Eros pendant une vingtaine de secondes. Apprendre qu'un ami proche était en vie, pour comprendre l'instant suivant que cet ami ne se souvenait d'absolument rien, ce qui équivalait à dire au final qu'il était tout de même un peu mort. Ca ne devait pas être facile. Il ne fallait pas qu'Halcyon s'imagine être le seul avec des angoisses et des chagrins, dans tout ça. « Un Coca. Et merci » dit-il avec un sourire, sortant de ses pensées. Quand ils furent servis, ils allèrent s'installer à une table et à peine assis, Halcyon trempa ses lèvres dans son soda. Après un temps mort, il décida de reprendre la parole. « Je viens juste d'arriver à Miami... en Amérique en fait, même. J'étais en France ces derniers mois. C'est la première fois que je mets les pieds ici, c'est pour le travail. Je suis un peu seul au monde » il expliqua. Il espérait ne pas saouler Eros. Peut-être que tout ce qui l'intéressait, c'était Zan, et qu'il n'en avait rien à faire de Halcyon. « J'étais motivé pour sortir ce soir et essayer de rencontrer des gens... et c'est tombé sur toi. Ca doit être le destin » Il haussa les épaules, un sourire en coin sur les lèvres, sa marque de fabrique. Et assis là, à siroter un Coca avec ce type, cet inconnu qui était en réalité un coffre rempli de trésors et de secrets, il était incapable de se contenir plus longtemps. Il avait peut-être pris la sage décision de ne pas chercher à en savoir plus, mais la curiosité était trop forte. « On faisait quoi, toi et moi ? A part l'armée. » questionna-t-il en jouant avec sa paille. Ce n'était pas trop risqué comme question, et ça lui apprendrait au moins un petit quelque chose de simple et d'utile sur son passé. Ca semblait être un bon début.

Ils étaient arrivés au bar, où Eros retrouva quelques connaissances, laissant Halcyon découvrir les lieux un peu timidement. Puis, ils allèrent commander, et Halcyon ne regarda pas longtemps la carte et demanda directement un coca. Il resta silencieux pendant qu'on les servait, et qu'Eros réglait le tout, et ils allèrent ensuite s'installer à une table, dans un coin où ils seraient relativement tranquilles. Tu ne bois plus d’alcool ? lui demanda alors Eros. Il lui fallut un petit temps pour saisir, et il haussa les épaules. « Si. Parfois. J'en ai pas bu pendant longtemps, on en avait pas, du moins pas du bon » Ce n'était que plus tard, une fois en Europe, et avec un peu d'argent en poche, qu'il put goûter à de vrais bons alcools. Sa passion pour le Coca s'était déjà fortement développée à ce moment-là. Il marqua ensuite une pause, pour lancer un autre sujet, celui de son arrivée ici. Peut-être que c'était une bonne idée, de mettre au clair le fait qu'il venait littéralement de poser ses bagages, et que ça ne faisait pas des semaines, voire des mois, qu'il traînait en ville. Peut-être aussi que ça intéresserait Eros, de savoir un peu d'où il venait, ce qu'il faisait. Ou peut-être que ça ne l'intéressait pas du tout, et que tout ce qu'il voulait, c'était qu'Halcyon devienne Zan. Cette pensée-là était particulièrement angoissante. La France ? Je ne connais absolument pas, tu étais là-bas pour le boulot ou alors pour des raisons plus privées ? questionna-t-il finalement, ce qui conforta un peu Halcyon. Il ne savait pas trop ce qu'il pouvait entendre par raisons plus privées, alors au lieu de répondre l'un ou l'autre, il entra un peu dans les détails. « Un peu des deux... J'ai eu une chance de pouvoir travailler à Paris, et comme j'avais un bon ami là-bas, et aucun autre endroit qui était vraiment... chez moi. Bah j'y suis allé et je suis resté quelques temps. J'ai beaucoup voyagé en cinq ans. Du moins, en Europe » il expliqua. Peut-être qu'Eros avait voulu savoir s'il avait fréquenté quelqu'un là-bas, à Paris, ou ailleurs. La réponse était non. Rien de sérieux. Quelques amants, quelques amantes, à droite à gauche, pour une nuit ou deux. Excuse-moi, je ne t’ai même pas demandé ce que tu fais maintenant ? Vu que tu as quitté la France pour l’Amérique, tu ne dois plus être militaire. Mais du coup, tu as des papiers français ? Parce qu’il faut des papiers spéciaux pour résider en France non ? Il y avait de quoi se perdre, Halcyon le savait, ça le fit même sourire un peu. Ca faisait beaucoup de questions, et il décida de les prendre dans le sens qui l'arrangeait. « Oui, j'ai des papiers français. La première année j'ai réussi à obtenir des papiers, et après j'ai eu de la chance. J'avais un ami, il m'a aidé à arriver en Europe. J'ai rencontré les bonnes personnes, il m'a présenté aux bonnes personnes. Quand je suis arrivé en France, on m'a accueilli... et j'ai pu me faire naturaliser » il expliqua, une histoire qui semblait un peu difficile à croire peut-être. Il reprit. « Je fais du théâtre, j'écris des pièces, je les mets en scène. J'ai commencé très vite après ce qui m'est arrivé, après avoir vu un petit spectacle dans le village où j'étais. J'avais envie d'écrire sur... plein de choses. Et puis, j'ai pu faire jouer mes pièces, grâce à mon ami. J'ai joué en Europe de l'Est pendant quelques temps, et quand je suis arrivé à Paris, c'était pour m'installer dans un théâtre. C'est pour ça, que j'ai pu avoir ma nationalité. Je parlais la langue, et j'avais des choses à apporter » il raconta encore. « Je suis venu ici pour jouer une de mes pièces, au théâtre de Miami. Les représentations commencent dans quelques mois... si jamais ça t'intéresse » il plaça, avec un sourire en coin sur les lèvres, sirotant son coca. Après ça, il chercha à savoir un peu quelles étaient ses habitudes avec Eros avant, quand ils se connaissaient, et il fut rassuré de se reconnaître dans certaines de celles-ci. Il resta pensif, toujours aussi retourné par l'idée qu'il avait eu une vie ici pendant des années, et qu'elle était à portée de main. « Il y a d'autres gens ici, que je devrais connaître ? » il demanda sans trop savoir s'il voulait entendre la réponse. Des amis. De la famille ?

Il savait bien qu'il n'était pas exactement comme tout le monde, que son expérience de la vie était particulière. Alors sa relation à l'alcool l'était aussi, comme un tas d'autres petites choses triviales. Peut-être qu'avant, il avait été ce genre de jeune homme à aller au bar du coin avec ses potes et à boire une ou deux bières, juste comme ça, parce que c'était sympa. Ce n'était plus vraiment quelque chose qu'il faisait. D’accord, vu l’heure c’est mieux de ne pas prendre d’alcool tu me diras, mais il y a de bon bar dont celui-là où tu pourras trouver de l’alcool de qualité à un tarif pas trop cher. Je te ferais la liste des bons bars de la ville si tu veux, vu que tu ne dois pas t’en souvenir et que certains ont fermé malheureusement. L'offre était intéressante. Il sourit à Eros. « Je veux bien oui ! » Après cela, Halcyon se lança dans quelques récits, comme celui de ses voyages. N'ayant pas d'endroit qu'il pouvait appeler "chez lui", il avait passé les dernières années à se promener, à aller là où la vie le menait, en espérant arriver à quelque chose. Il se sentait à la fois lourd d'expériences, mais aussi comme un enfant, innocent parfois et en pleine découverte du monde. C'était une sensation étrange. Tu as voyagé où exactement ? Ca lui faisait plaisir, peut-être plus que de raison, qu'Eros s'intéresse à lui et aux dernières années de sa vie. Par instants, il oubliait que le jeune homme qu'il avait en face de lui le connaissait depuis... toujours ? Il avait un peu peur de le décevoir. « J'étais en Turquie, puis en Grèce. Et ensuite pas mal de pays d'Europe. » Après ça, il dut bien évidemment en dire un peu plus, expliquer comment il s'était débrouillé pour recommencer une vie alors qu'il repartait à zéro et n'existait plus nulle part. Il avait eu de la chance, il était alors juste un autre pauvre type perdu au milieu d'un troupeau de gens en galère. Il s'était débrouillé, et peut-être que personne n'était trop allé chercher d'où il pouvait bien sortir. Sa chance, c'était qu'il se fondait assez bien dans la masse. Il avait su s'adapter, ça lui était venu naturellement. Il marqua une pause brève pour ensuite annoncer qu'il bossait dans le théâtre. Ca devait être surprenant, il se demanda sur le coup si avant, c'était déjà une passion pour lui. Est-ce qu'il avait été de ces gamins américains qui passaient leur temps libre dans le club de théâtre de l'école ? En tous cas, ça n'avait rien en commun avec l'armée. Mais à vrai dire, il ne savait pas ce qui avait pu le pousser à s'engager là-dedans à l'époque. Il devait y avoir quelque chose, c'était certain. Il était persuadé que Zan et lui, au fond, c'était les mêmes choses qui les faisaient vibrer tous les deux. Ca ne dépendait pas de la mémoire ça. C'était ce qu'il était au fond de lui. Il osa demander à Eros si venir voir le spectacle l'intéresserait. Bien entendu, tu me donneras le nom de ta pièce, je viendrais avec grand plaisir. Je regarderais les dates de tes représentations, tu vas faire ta pièce dans quel théâtre ? Et tu sais que je connais des mots en français ? Mais je suis plus doué en italien. Halcyon eut un petit rire. « Tu m'apprendras l'Italien, et je serai ton coach de Français, ok ? » il proposa, amusé. Il disait ça pour rire, juste comme ça, mais l'idée lui plaisait bien. « C'est le Colony Theatre. Ca s'appelle Désert. On a commencé les répétitions, la première est bientôt. Y'a tout sur internet, tu pourras aller voir » il l'informa, avant de boire quelques gorgées de son coca. La discussion se poursuivit, et Halcyon était toujours aussi hésitant concernant son passé. Il ne savait pas si c'était une bonne idée, de poser des questions, de chercher à savoir. Une part de lui-même était encore tentée de fuir et de ne plus sortir de son appartement, uniquement pour les choses nécessaires. Et une fois que sa pièce aurait fini de jouer, il s'en irait pour ne jamais revenir. Evidemment, il savait déjà qu'il en serait incapable, que c'était trop tard pour ça. Il était trop curieux. Et pas assez lâche. Oui, tu connais beaucoup de monde ici. Ce n’est pas à moi de leur annoncer ta non mort, je pourrais te donner les numéros de ta famille. Nous sommes toujours en contact et tu as des amis et des frères et sœurs d’armes aussi. Il se mordit la lèvre. Il n'était pas du genre à se défiler, non, mais il avait l'impression qu'il ne serait jamais prêt à rien. Chaque pas qu'il faisait était une nouvelle plongée dans l'inconnu, et il allait être entouré de gens qui en savaient bien plus que lui. Il se sentait fragile et ce n'était pas une sensation qu'il affectionnait beaucoup. Il n'était pas sûr de pouvoir assumer, de se retrouver tout à coup avec tout ce monde autour de lui. L'idée d'avoir une famille était quelque chose qui le propulsait encore dans une nouvelle dimension. Ca changeait beaucoup de choses. Il n'y avait jamais trop réfléchi, pour ne pas se faire de la peine, mais peut-être que pendant ces cinq ans, il était parti du principe que ses parents étaient morts, ou qu'ils ne faisaient plus partie de sa vie. C'était plus facile à supporter, se dire que sa disparition n'avait pas causé ce genre de mal. Il avait eu tort. « Je veux bien les noms, le numéro et l'adresse aussi » dit-il doucement, en sortant de sa poche son petit carnet dont il ne se séparait jamais. Il l'ouvrit à la prochaine page vierge, qui faisait face à des écritures et des notes prises à la va-vite. Il glissa le carnet vers Eros en lui passant également son stylo. « Et je veux bien ton numéro aussi, s'il te plait » il ajouta avec un sourire, à moitié timide, et peut-être un peu joueur. Il ne savait pas pourquoi. Il n'était pas en train de flirter, pas du tout. Peut-être un tout petit peu. Mais Eros était son premier ami ici, et Halcyon avait du mal à effacer de son esprit les images que le jeune homme y avait mises en lui expliquant la nature de leur ancienne relation. Il jouait avec le feu, c'était une mauvaise idée de s'emballer. Il relâcha un peu le sourire.