e sommeil avait encore une fois été long à venir cette nuit, mais il m'avait finalement trouvé, et j'avais péniblement réussi à dormir cinq longues heures d'affilé. Cela faisait des jours que je n'avais pas dormi autant, même si c'est peu. Lorsque mes yeux s'ouvrirent doucement, il était neuf heures du matin. J'avais réellement le sentiment d'avoir fait une grasse matinée. Allongé sous ma couverture, bien au chaud, je voyais à travers ma fenêtre le soleil briller dans le ciel. Une bonne journée s'annonçait. Enfin, "bonne" était un bien grand mot, mais peut-être moins pire que les autres. Je restais une bonne vingtaine de minutes ainsi, dans une sorte de demi-sommeil. J'étais bien. Aucune pensée désagréable ne me venait. On était samedi, et j'allais avoir la journée pour ne rien faire. Comme c'était agréable. J'espérais juste que je continuerais à être joyeux, et que je n'allais pas commencer à me morfondre, comme cela m'arrive si souvent quand je suis seul. Et ce soir, comme la nuit dernière, et celle d'avant aussi, je sortirais quelque part, je m'en mettrais plein la tronche et à bout de forces, je dormirais bien aussi cette nuit. L'idée de dormir me mettait en joie. Au bout d'un certain temps, et après m'être longuement étiré, je sortis de mon lit, simplement vêtu de mon caleçon. Bah, Blake ne serait sûrement pas choqué de me voir ainsi. Je me baladais un peu dans l'appartement, surpris de ne pas le trouver affalé dans le canapé. « Blake ? » appelai-je à plusieurs reprises. Celui-ci ne semblait pas être là. Si en plus j'avais l'appartement pour moi, la journée s'annonçait bien sympa.

J'étais en train de manger mon deuxième bol de céréales, devant un dessin animé, quand on sonna. Il était onze heures. Je me précipitai à ma chambre et enfilai un jean et un tee shirt, histoire de paraître un minimum potable. « J'arrive ! » hurlai-je, un peu essoufflé, à la personne derrière la porte. Celle-ci devait forcément se douter, vu les bruits de pas précipités que je faisais, qu'elle me surprenait. Après m'être rapidement recoiffé (si on pouvait dire ça de ma tignasse), j'ouvris la porte. C'était Aloysia. J'étais un peu surpris de la voir là : je pensais que Blake se trouvait avec elle, et que c'était la raison de son absence. Apparemment, non. Je lui souris, un peu gêné. « Salut, Aloysia. Euh, je ne sais pas si c'est lui que tu cherches, mais Blake n'est pas là… Je sais pas où il est passé, d'ailleurs » commençai-je en me frottant la tête. J'appréciai beaucoup Aloysia, que je trouvais très sympathique et intelligente. Cela faisait longtemps que je ne l'avais pas vu. « Mais entre, si tu veux, tu peux l'attendre à l'intérieur » lui fis-je en ouvrant la porte un peu plus grand.

e n'étais pas vraiment étonné de voir Aloysia là, en réalité. Elle et Blake semblaient avoir une relation… privligiée. Blake était quelqu'un assez discret et il me parlait assez rarement de sa vie, même si nous nous connaissions depuis longtemps, mais le peu qu'il m'avait raconté à propos d'elle me laissait assez perplexe. Si j'avais tout compris, ils étaient partenaires de patinage, mais il y a eu une chute, et là il s'est tu. À mon avis, il y a dû avoir un sérieux problème, puisque Blake s'est enfui à Miami. Mais il n'a jamais voulu me dire quoi, et face à sa gêne, je n'osais pas le questionner. Je ne voulais pas qu'il ressasse des souvenirs douloureux, mais peut-être qu'en parler lui aurait fait du bien. Vu sa réaction, je me doutais qu'il devait se sentir coupable de quelque chose, et quand on se sent coupable, le mieux à faire est d'en parler, afin d'exorciser cette culpabilité. J'avais appris cela auprès de mon psy. Mais bon, je ne pouvais en vouloir à Blake, puisque moi-même j'étais incapable de parler à quiconque de mes problèmes. Je me sentais toujours incompris, parce qu'au final, les gens qui savaient ce que c'était que de tomber au plus bas étaient assez peu nombreux, et en général, ils ne le criaient pas sur les toits. Et puis je ne voulais embêter personne avec ça. J'étais un adulte, tout à fait capable de régler ses problèmes seul. Du moins, c'était ce dont j'essayais de mes convaincre.

« Ah ouais ?! Moi qui pensais le sortir du lit ! Il est bien matinal ce matin ! » plaisanta Aloysia. C'était vrai que ça ne ressemblait pas du tout à Blake de se lever tôt. En fait, lui et moi faisions souvent des concours de celui qui se lèverait le plus tard, mais il gagnait toujours. Il pouvait très bien se réveiller à 15h sans que cela ne lui pose problème. Aloysia entra et jeta un coup d'oeil sur les murs blancs de notre salon. « Ca fait un baille dis donc… » continua-t-elle, d'un ton un peu rêveur. « Oui… » approuvai-je d'un ton hésitant. Je ne savais pas trop si je devais revenir sur cela, puisque ça semblait être un épisode difficile de leurs vies. « Tu vas bien ? » me demanda-t-elle en entrant dans le salon. Je jetai un coup d'oeil rapide dans la pièce, histoire de vérifier que ce n'était pas trop le bazar. Blake et moi étions plutôt bordéliques, et je n'aurais pas vraiment aimé qu'Aloysia trouve un caleçon solitaire. Ça aurait été plutôt gênant. « Ça va comme sur des roulettes ! Je me plais bien à Miami » mentis-je avec un sourire assez convaincant. Je n'avais même plus l'impression de mentir, quand je disais cela. En fait, j'essayais juste de m'auto-convaincre. Si je répondais non à chaque fois qu'on me posait cette question, je n'en finirais pas de raconter ma lamentable vie à longueur de journée. Je préférais faire court en répondant oui ; de toute façon, qu'est-ce que cela ferait aux gens s'ils savaient que j'allais mal ? Rien. « Assis-toi, si tu veux. Je peux te faire à manger, si tu as faim » dis-je. J'étais vraiment un hôte parfait. Je m'asseyais à la table, et finissait mon bol de céréales entamés. « Et toi, comment tu vas ? » En la regardant mieux, je distinguais une ressemblance troublante entre elle et moi. C'était presque imperceptible, et peut-être que je me faisais des idées, mais… Elle avait l'air vaguement triste. Un air qui me rappelait bizarrement le mien.

uand je lui demandais comment elle allait, elle me répondit par un simple "ça va". Pas très convaincant tout ça. En fait, le seul moyen de repérer si quelqu'un va mal est d'aller soi-même mal. On reconnaît très bien les mensonges dont usent les autres, puisqu'on les utilise aussi. Aloysia n'était pas très convaincante, mais je ne cherchais pas à appuyer plus loin. Peut-être était-elle juste fatiguée, ou n'était-ce qu'une petite déprime passagère. De toute façon, elle ne m'en parlerait sûrement pas si elle avait un quelconque soucis ; au fond, nous n'étions pas très proches. Nous ne connaissions qu'assez peu au final. Blake m'en parlait assez souvent, quand ils étaient encore partenaire, et nous nous étions par conséquent rencontrés quelque fois. Je me rappelais encore cette bonne époque. Blake étant le fils d'amis de mes parents, nous nous voyions assez régulièrement depuis l'enfance, et nous étions nous-mêmes devenus amis. J'allais parfois les voir avec Aloysia, quand ils participaient à une compétition pas trop loin de chez moi. Je ne comprenais pas grand chose au patinage, mais j'étais à chaque fois très impressionné par leur performance. Nous nous amusions bien avec June, quand nous allions les voir. Et voilà que nous nous retrouvions là, à Miami, Aloysia et moi, des années plus tard. Tout avait tellement changé pour nous deux, en si peu de temps.

Aloysia était plutôt une jolie fille, voire une très jolie fille. Cela faisait un petit bout de temps que je ne l'avais pas vu, et elle s'était embellie. Blake avait vraiment de bons goûts, niveau fille. En plus, elle était adorable et intelligente. Il fallait de toute façon que je le questionne à propos de leur relation ; ça ne pouvait pas juste être une simple amitié. En tout cas, je les aurais bien vu ensemble, ces deux-là, ils formeraient un joli couple. J'avais toutefois bien conscience qu'ils avaient une relation compliquée, à cause de la chute et de tous ces évènements mystérieux que j'ignorais. « Vous venez d’emménager non ? En tout cas vous êtes au calme. » remarqua-t-elle en regardant autour d'elle. C'est clair que notre appartement était loin d'être personnel. Les murs étaient blancs, et nous avions choisi les meubles les plus simples (et aussi les moins chers). « Bah, tu sais, ni Blake ni moi n'avons l'âme de grands décorateurs donc bon… c'est assez simple comme déco, mais ça fait bien trois mois qu'on est là » souris-je. Même si la décoration n'était pas au top et que c'était en général le souk, j'aimais beaucoup cet appart. C'était mon chez-moi ; mon premier appart à vrai dire. Oui, j'avais vécu un peu tard chez mes parents. « Hum…je vais sûrement paraître indiscrète, mais t’es sûr que ça va réellement ? » me demanda-t-elle, hésitante. Sa question me surprenait un peu. Il m'avait semblé être convaincant, tout à l'heure. Personne, jusque là, n'avait pu y déceler un mensonge. Étrange. Cette question me perturbait un peu, je devais l'avouer. Mais je décidais quand même d'y répondre. « Ça va comme quelqu'un qui se shoote d'antidépresseurs » répondis-je avec mon éternel sourire sarcastique. « Et toi, tu es sûre que ça va ? ». Moi aussi, je savais reconnaître les mensonges des autres.

ignorais pourquoi je parlais de ça à Aloysia. C'est vrai, on ne se connaissait que très vaguement. Mais elle avait un visage avenant et doux. Un peu comme avec Nessa, j'avais la sensation qu'elle me comprenait et qu'elle savait ce que c'était. Qu'elle ne me prendrait pas pour un gros fou. C'était franchement une situation compliquée. J'avais l'impression qu'un truc ne tournait pas rond dans ma tête. Comme si quelque chose me tirait vers le bas et m'entraînait dans sa chute. C'était assez terrible. Mais le pire, c'est que je craignais ce que j'étais capable de faire. J'aurais peut-être été capable de terribles choses. Parfois, je sentais une terrible rage qui montait en moi, une rage contre moi-même et contre les autres. Je détestais quand cela m'arrivait. Je me sentais si… incontrôlable. C'était une sensation terrible. Je me sentais capable de me faire du mal, comme si toutes ces choses que je refoulais étaient en train d'exploser. Je ne savais pas si Aloysia ressentait ce genre de choses, parce que je n'avais pas vraiment l'impression que c'était causé par la dépression. Ce devait être autre chose, mais je n'en n'avais jamais parlé à mon psy. De toute façon, j'y allais assez peu et je ne lui disais pas grand chose. Je ne lui avais jamais parlé de June, ni de ma famille en général. Pour moi, je n'en n'avais plus depuis que June n'était plus là. Ma mère était elle-aussi en dépression et la voir m'était insupportable. Mon père semblait dépassé par les événements, et ma soeur aînée, Lemon, n'arrêtait pas de me faire la morale. Elle m'harcelait littéralement d'appels et ça finissait toujours en dispute.

« ouais…et t’as l’impression que la vie n’est rien et que quoi que tu fasses tu t’enfonces encore plus … Je sais ce que sais… » compléta Aloysia. Elle avait complètement raison. Sans June, la vie me paraissait absolument fade. J'essayais pourtant de surmonter tout ça —j'étais venu à Miami, pensant que ça m'aiderait à passer à autre chose, de commencer une nouvelle vie— mais rien n'y faisait. Les seules choses qui m'aidaient à me sentir mieux, c'étaient la drogue et les médocs. Génial. Au fond, qu'est-ce qui m'empêchait de tout laisser tomber ? Pourquoi je ne me laissais pas dépérir ? Je ne manquerais pas à grand monde. « On est pathétiques… » me dit-elle avec un petit rire triste. Je souris. La discussion avait pris une toute autre tournure. « Bah, au moins on aura des choses à raconter à nos petits-enfants plus tard » dis-je. En vérité, raconter mes envies suicidaires à des gosses n'était pas trop dans mes plans. « Dis, j'suis désolée de mettre ça sur le tapis mais… c'est à cause de la chute ? » demandai-je en hésitant. Je savais que c'était un sujet extrêmement sensible et Blake ne m'en parlait pas beaucoup. En général, il appelait cela sa "connerie". Cet évènement avait eu de graves conséquences sur lui et sur Aloysia. « Blake s'en veut énormément, même s'il ne m'en parle pas beaucoup ».